dimanche 17 février 2013
Des centaines d’adeptes des arts
« Ainsi, c’était devenu une évidence incontournable, le monde manifestait une compréhension et un intérêt croissant pour l’art. Autrement dit, il semblait totalement enartistiqué. Une secrétaire sur deux ou trois avait pour ami ou amant un peintre. On voit par là qu’il est presque impossible de mesurer combien on se portraiturait. En conséquence, la société cultivée ou semi-cultivée pullulait de prétendus créateurs, pour les faits et gestes desquels on affichait un intérêt colossal. Allait-on se promener, on ne manquait jamais d’entendre une jeune fille se jeter ou se précipiter dans une exclamation inquiète : “Il crée si difficilement”, ou bien : “Il a cessé de créer”, et par ce il, on entendait quelque écorché vif se torturant dans son atelier. Quant à l’artiste qui s’était installé dans le joli village, les jeunes paysans le poursuivaient de la question anxieuse : “Est-ce que tu arrives à créer ?” Il répondait : “Non, pas comme je souhaiterais, je lutte contre un certain nombre d’obstacles.” Cette situation n’avait rien d’exceptionnel. Des centaines d’adeptes des arts luttaient dans cent situations particulières dans des centaines de localités contre des centaines de difficultés les plus diverses, ce qui veut dire qu’en ce qui concerne leur élan producteur ou créatif, ils n’avançaient pas vraiment, là où ils auraient voulu non pas simplement marcher d’un bon pas, mais voler […] »
« Jeunes et vieux, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, travailleurs et chômeurs, gens influents et gens ingénus, tout un chacun se démène et se décarcasse pour le bien des arts. N’importe quel écolier ne connaît-il pas les conditions préalables indispensables à l’art du futur ? Ce que doivent être la largeur, la grosseur ou la longueur des éléments de base de la composition approximative d’un roman ou d’un tableau, le premier cantonnier venu le sait parfaitement. Tous les non-créateurs savent par le menu comment on doit créer, seuls les créateurs parfois font des manières, flottent sur le ridicule d’un abîme d’ignorance […] »
Robert Walser, Ce que j’écris sera peut-être un conte
in Le Territoire du crayon
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