vendredi 20 septembre 2013
Un singulier usage de la patrie
« Un autre jour, c’était aux bains froids que Banville se décida à le conduire : Philoxène se cramponna aux barreaux d’un escalier, pour ne pas s’y rendre. Un autre témoin […] ajoute que sa connaissance des éléments de la toilette, brosses, savons, s’arrêtait à l’Antiquité grecque et romaine. Capable, pendant des heures, d’analyser les mots piscina, tepidarium, frigidarium, il était homme à réclamer un strigile pour se frotter, et ignorait totalement l’usage du peigne. On a longtemps glosé de la méticulosité de Baudelaire : la saleté de Philoxène était son pendant. Il y avait en ce fou de langage une sainte horreur du temps perdu à ne pas parler… D’où de surprenants raccourcis logiques, comme celui-ci : Banville avait remarqué que Philoxène portait des bottes à pointure de plus en plus grande : il s’en étonna. Philoxène répondit […] : “C’est que mes ongles poussent !”
[...] Dans l’hôtel Thierry, où il vivait, rue Lacépède, les lieux avaient été classiquement placés au fond de la cour. Mais, pour s’y rendre, il fallait passer devant les fenêtres de la cuisine, et celles de la salle à manger commune. Pire même, pour un poète idéaliste, on plaçait en été des bancs dans la cour, où les dames pouvaient séjourner. Or Philoxène serait plutôt mort que de montrer à des femmes, quelles qu’elles fussent, précise Asselineau, duquel je tiens l’histoire, jeunes, vieilles, servantes ou grandes dames, qu’il lui fallait se rendre, comme tous les autres humains, au petit chalet d’ignoble fonction. Un poète est au-dessus de ces contingences, voyons ! Néanmoins, conclut le délicieux chroniqueur, la nature parlait, exigeait, sommait. Voici comment Philoxène se tirait d’affaire. Chaque soir, en sortant du théâtre, il achetait le journal La Patrie, de tendance majoritaire. Chez lui, il l’étalait à terre, et lui confiait son embarras. Puis, roulant le contenu dans le contenant, il en faisait une boule. Asselineau avoue, quant à lui, qu’il aurait jeté le tout par une fenêtre. Mais Philoxène, par un des bizarres effets de la nature, montrait pour ces petits paquets une sollicitude qu’il n’avait pas pour sa toilette personnelle. Son goût du rangement le prenait, et il classait l’affaire dans un placard, toujours le même. »
Sylvain-Christian David, Philoxène Boyer, un sale ami de Baudelaire (1987)
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