samedi 19 avril 2014

Avec le plus vif enthousiasme


« Quelques milles plus loin, nous avons jeté l’encre devant un village plus grand, sis à peu près à mi-chemin entre les extrémités est et ouest de l’île, que je suis allé visiter en compagnie de Mr. Nelson, du capitaine et du chirurgien. Nous avons découvert, tout près de la plage, douze huttes abandonnées avec quelques deux cents squelettes à l’intérieur ou éparpillés parmi les rochers et les tas de détritus, à quelques mètres des portes d’entrée. Le spectacle était effroyable, quoique planté dans un pays purifié par le gel comme il le serait par le feu. Des mouettes, des pluviers, des canards volaient et nageaient alentour, menant heureusement leur vie ; la pure eau salée de la mer se jetait en écume blanche contre le rivage ; en arrière la toundra en fleurs courait jusqu’aux volcans vêtus de neige et le grand ciel d’azur s’incurvait tendrement sur l’ensemble — une nature d’une fraîcheur, d’une douceur intenses, alors que le village croupissait dans la mort la plus infecte et la plus révoltante. Des corps ratatinés dans leurs fourrures en décomposition ou des squelettes blanchis, impeccablement nettoyés par les corbeaux, gisaient mêlés aux déchets de cuisine, là même où leurs proches les avaient jetés tant qu’ils avaient encore assez de force pour les porter. 

À l’intérieur des huttes, nous avons trouvé dans leur lit ceux qui étaient morts les derniers, couchés régulièrement côte à côte sous leurs peaux de rennes en décomposition. On pouvait voir ici ou là un crâne grimaçant et dans un coin un entassement de squelettes, déposés là sans doute alors que personne n’avait plus la force de les porter à l’extérieur par l’étroit corridor souterrain. Il en a été trouvé trente dans la même maison, la moitié empilés dans un recoin comme bois à brûler, l’autre moitié au lit, qui donnaient l’impression d’avoir franchi le pas dans une tranquille apathie. Ces gens, à l’évidence, ne souffraient pas du froid, si rigoureux que fût l’hiver, car il y avait dans certaines de ces huttes des piles de peaux de rennes qui n’avaient pas servi. Bien que les survivants et leurs voisins disent tous que la famine a été la seule cause de leur décès, ils n’ont pas plus lutté contre la faim jusqu’à la mort, puisqu’on a trouvé dans les huttes d’énormes quantités de peaux brutes de morse et de cuirs d’autres animaux qui leur auraient permis de subsister encore une semaine ou deux. 


Tous les faits tendent à montrer que, quelle qu’en ait été la cause, l’hiver de 1878-79 a été une saison de grande disette, et comme ces gens ne font jamais de réserves importantes de nourriture d’une saison sur l’autre, ils ont commencé à mourir. Les premiers à périr ont été transportés des huttes jusqu’au terrain ordinairement réservé aux morts, à environ un demi-mille du village. Puis comme les survivants devenaient de plus en plus faibles, ils les ont emportés à une courte distance et n’ont pris la peine ni d’indiquer leur position sociale ni de placer à côté d’eux leurs objets personnels, comme ils le font habituellement. Finalement, les corps ont été simplement tirés à la porte des huttes ou poussés dans un coin ; en désespoir de cause, les derniers survivants se sont couchés, sans même tenter de prolonger leur misérable vie en mangeant les derniers restes de peau. 

Mr. Nelson est entré dans ce Golgotha avec le plus vif enthousiasme, recueillant la blanche moisson des crânes dispersés devant lui et les amoncelant comme un gamin qui récolterait des courges. » 

John Muir, Journal de voyage dans l’Arctique (1881)

dessins de John Muir



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