vendredi 22 août 2008

Ce qui a été ne peut plus être anéanti





« C’est que la virtuosité, par une de ses dimensions, échappera toujours à la reproduction et à la plus haute fidélité : cette dimension, dimension irrationnelle, impalpable et en quelque sorte pneumatique, est celle de l’événement historique qu’on appelle le Concert. Un concert n’est pas un manuscrit, livre ou partition, ce manuscrit fût-il un chef-d’oeuvre. Le concert est quelque chose qui advient, comme une bataille. Ou comme l’amour. Un récital de Serge Rakhmaninov à Prague en 1930 restera dans la mémoire de ceux qui l’entendirent comme un événement irréversible et “primultime” où se résume toute l’ambiguïté de l’avoir-eu-lieu, c’est-à-dire le charme nostalgique de la passéité... Non, personne ne nous rendra cette exaltation d’un soir ! L’exaltante soirée devenant, au fil des années, de plus en plus vague et lointaine, nous finissons par douter de l’avoir réellement vécue : est-ce un souvenir ébloui ou une illusion ? Un rêve magique et un phantasme ? Un effet d’approximation ? Ou peut-être le récit d’un autre que nous confondons, l’oubli aidant, avec une expérience personnellement vécue, au point de nous l’approprier ? Sommes-nous de bonne ou de mauvaise foi ? Et pourtant, nous avons vécu l’inoubliable soirée de la rue Smetana ! La précarité temporelle et l’effet de recul troublent cette évidence, mais l’évidence proteste contre la précarité temporelle. 



À l’époque impitoyable et désespérément sèche où nous avons le malheur de vivre, la soirée de Prague rétablit notre communication avec la musique. La virtuosité, quand elle reste la soeur du génie mélodique, s’adresse sans doute aux côtés enfantins de notre nature, mais elle réveille, elle ébranle par là même les puissances d’émerveillement endormies en nous et de toutes parts refoulées par les imprécations du pédantisme et les vociférations de la fureur. Ce remuement libérateur est déjà une espèce d’inspiration poétique. Certes, la réussite virtuose est aussi éphémère que le parfum d’une rose, aussi fugitive que les couleurs féeriques d’un coucher de soleil ; certes, la virtuosité d’un soir est sans lendemain, comme est sans lendemain un feu d’artifices dont il ne reste après coup que des cendres refroidies et une âcre odeur de fumée dans la nuit, comme furent sans lendemain les Ballets russes, dont il ne reste aucune trace... Aucune trace, ou plutôt presque aucune ; rien que de pauvres reliques éparses ; non pas des pièces d’orfèvrerie, des trésors et joyaux précieux, des meubles massifs et des étoffes somptueuses, des objets défiant les siècles, comme dans les expositions de riches ; rien de tout cela ! simplement une vieille affiche déteinte, des photographies pâlies par le temps, d’anciens programmes, quelques décors évoquant la féerie disparue... et un chausson de Tamara Karsavina […] 


Et pourtant, au delà de tant de vestiges dispersés et d’épaves qui sont les restes visibles des Ballets russes, nous pressentons je ne sais quoi d’essentiel, et ce je-ne-sais-quoi reste invisible et intraduisible : il n’y a pas d’ “oeuvre” des Ballets russes, mais il y a, au point de jonction, ou en quelque sorte au foyer de plusieurs arts, une oeuvre pneumatique qui est paradoxalement une oeuvre de l’instant, qui apparaît et disparait au cours de la même soirée et pour ainsi dire en une seule fulguration, sans laisser d’elle-même aucun dépôt dans les archives en dehors d’un enregistrement électromagnétique plus ou moins illusoire. Cette “oeuvre” instantanée est la conjonction miraculeuse d’une musique, d’une chorégraphie et d’un décor ; et on peut la dire “sémelfactive”, en ce sens que, même répétée, elle apparaît chaque fois pour la première fois, chaque fois pour la dernière fois ; chaque fois pour la première-dernière fois ! Le fait même de l’apparition-disparaissante ne disparaîtra jamais : car il est indestructible. Ce qui a été a été et ne peut plus ne pas avoir été. Ce qui a été ne peut plus être anéanti. Un récital où Horowitz joue la seconde Sonate pour piano de Rakhmaninov est l’éblouissement fantastique d’une seule soirée, mais cet éblouissement d’un soir est l’instant d’un récital éternel. Tous les méconnus seront donc un jour reconnus. Dans la mélancolie des gloires défuntes survit secrètement la splendeur inoubliable de l’avoir-été. »

Vladimir Jankélévitch, LISZT ET LA RHAPSODIE, essai sur la virtuosité (1979)

Chapitre V. Pour et contre la virtuosité : pour



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