lundi 20 avril 2009
Broderies anciennes
CHAPITRE VII
M. Wild se lance dans ses voyages et rentre dans son pays. Chapitre fort bref, contenant plus de temps et moins de matière que tout autre du présent récit.
Nous regrettons de ne pouvoir satisfaire la curiosité du lecteur en lui donnant un récit complet et parfait de cet accident. Mais vu le grand nombre et la diversité des comptes rendus, dont un seul, et encore, peut être véridique, au lieu de suivre la méthode habituelle des historiens, qui, en pareil cas, exposent les différentes versions et nous laissent le soin de conjecturer laquelle il y a lieu de choisir, nous les passerons toutes sous silence. Il est certain, en tout cas, que, quel que fut cet accident, il détermina le père de notre héros à envoyer immédiatement son fils à l’étranger pour sept années, et, ce qui pourra paraître assez remarquable, aux plantations de Sa Majesté en Amérique ― cette partie du monde étant, disait-il, plus exempte de vices que les cours et les villes d’Europe et risquant moins, par conséquent, de corrompre les mœurs d’un jeune homme. Quant aux avantages, le père pensait qu’ils y étaient égaux à ceux que l’on rencontre dans les climats plus civilisés ; car voyager, disait-il, c’est voyager dans une partie du monde aussi bien que dans une autre ; cela consistait à être quelque temps éloigné de chez soi et à franchir un certain nombre de lieues ; et il en appelait à l’expérience pour décider si nos voyageurs en France et en Italie ne prouvaient pas au retour qu’on eût pu les envoyer avec tout autant de profit en Norvège ou au Groenland. Conformément à ces résolutions de son père, le jeune homme s’embarqua et, en nombreuse et bonne compagnie, partit pour l’hémisphère américain. La durée exacte de son séjour est assez incertaine, mais sans doute fut-elle plus longue qu’il n’avait été prévu. Quoi qu’il en soit, cependant, nous n’en parlerons pas ici, toute l’histoire n’en contenant aucune aventure digne de l’attention du lecteur, car ce ne fut, en fait, qu’une scène continue de débauches, de beuveries et de déplacements d’un lieu à un autre. À dire vrai, nous avons tellement honte de la brièveté de ce chapitre, que nous aurions volontiers fait violence à notre histoire en y insérant une aventure ou deux de quelque autre voyageur, et nous avions emprunté à cette fin les journaux de plusieurs jeunes messieurs qui avaient récemment fait leur tour d’Europe ; mais, à notre grand chagrin, nous n’avons pu en extraire aucun incident suffisamment vigoureux pour justifier ce larcin devant notre conscience. En considérant la figure ridicule que doit faire ce chapitre, lequel ne représente pas moins que l’histoire de huit années, notre seule consolation est que celle des vies de certains hommes qui ont fait du bruit dans le monde, est en réalité une page aussi blanche que les voyages de notre héros. Aussi, comme nous offrirons par la suite une large compensation à cette inanité, nous passerons rapidement à des matières d’une importance véritable et d’une immense grandeur. Pour le moment, nous nous contenterons de déposer notre héros là où nous l’avions pris, après avoir informé le lecteur qu’il était parti pour l’étranger où il était resté sept ans avant de rentrer dans son pays.
Henry Fielding (1707-1754)
Vie de feu M. Jonathan Wild le Grand (1743)
traduction de Francis Ledoux
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