samedi 25 avril 2009

Budaï





« En y repensant, ce qui a dû se passer, c’est que dans la cohue de la correspondance, Budaï s’est trompé de sortie, il est probablement monté dans un avion pour une autre destination et les employés de l’aéroport n’ont pas remarqué l’erreur. »
 

Ferenc Karinthy, Épépé (1970), incipit 
traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy 

 





Budaï est un linguiste. Il se rendait à Helsinki pour y participer à un congrès. Or voilà qu’il se retrouve dans une ville inconnue, qu’on le transporte dans un hôtel où on lui confisque son passeport et que toute sa science ne lui permet pas d’identifier la langue qu’on parle autour de lui. Il en maîtrise pourtant une quinzaine, connaît les rudiments de quinze autres, mais rien à faire, il ne saurait même pas transcrire phonétiquement ce qu’il entend. Quant à l'écriture qui a cours ici, aucun moyen de déterminer si elle est basée sur un alphabet, un système syllabique, des idéogrammes, il a beau l'étudier, si seulement il pouvait la comparer à quelque chose... À cette impossiblité absolue de communiquer s’ajoutent très vite d’autres soucis. Se nourrir, par exemple. Pour la moindre chose, il faut faire la queue pendant des heures, tant la ville grouille, cohue permanente, embouteillages continuels, ce savant timide et poli devra apprendre à jouer des coudes, à rendre les coups. Partout, il est en butte à l’indifférence ou à l’hostilité ; la seule personne qu’il parvient à intéresser à son cas, c’est la blonde liftière de l’ascenseur de son hôtel ― il n’y a pas d’escalier ―, qui s’appellerait Dédé, ou Bébé, ou Vévé, ou encore Épépé, les gens d’ici ont une façon si bizarre d’articuler...

Il rédige une pancarte en plusieurs exemplaires, en six langues ; il l’affiche en plusieurs points de l’hôtel, dans les couloirs, dans l’ascenseur, dans le hall et même à l’entrée principale, demandant à quiconque la comprendrait de prendre contact avec lui, chambre 921, ou en cas d’absence de lui laisser un message dans sa case contre une importante récompense. Puis il va frapper aux portes voisines ; le plus souvent il n’obtient pas de réponse, peut-être n’a-t-il pas trouvé le moment adéquat, les habitants ne se trouvent pas dans leur chambre, ou encore c’est lui qui frappe beaucoup trop discrètement.
 



Et ce n’est que le début de ses ennuis... Il faut plus que du talent, plus qu’un style simple et précis, vif et neutre, plus qu’une imagination inépuisable mais domptée pour tenir sans un seul moment de faiblesse un roman de 250 fortes pages sur ce postulat délirant, pour éviter l’écueil énorme de la parabole-kafkaïenne-un-peu-lourde, genre balisé. De l’inconscience, peut-être, ou du génie. Sachant que j’ai achevé la lecture hallucinée et fébrile de ses pitoyables et trop crédibles aventures hier matin, on me pardonnera mon enthousiasme ; mais Budaï est venu, aussitôt que j’ai fermé le livre, se ranger dans mon esprit aux côtés de K., d’Ulysse, de Malone, de Bardamu, de tous ces sombres héros de l’humaine condition. Ferenc Karinthy, nous apprend la quatrième, “ fut à la fois journaliste, dramaturge, romancier et champion de water-polo” ; son père, Frigyes Karinthy, écrivain et humoriste célèbre en Hongrie, inventeur en 1929 de la théorie des “six degrés de séparation”, avait pour devise : “En humour, je n’admets pas la plaisanterie”. Le mystère s’épaissit.



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