[Robert
Louis Stevenson à Henry James, Honolulu, mars 1889]
Ma femme vient d’adresser à Mme Sitwell la traduction (tant
bien que mal) d’une lettre que j’ai reçue de mon grand ami dans cette partie du
monde : allez voir Mme Sitwell, et demandez-lui de vous la lire ; cela vous
fera du bien ; c’est une meilleure méthode de correspondance encore que celle
de Henry James. Je plaisante, mais pour parler sérieusement, c’est chose
étrange pour un écrivain public sans cœur, malade, dans le mitan de l’âge comme
l’est R.L.S., que de recevoir une lettre ainsi tournée par un homme de
cinquante ans, chef politique, orateur émérite, et doué de l’esprit le plus
subtil de son village. Disons les choses comme elles sont, il s’agit du “très
populaire député de Tautira”. Mon dix-neuvième siècle vient achopper là, gésir
auprès de quelque chose de beau et d’antique. Il me semble que de recevoir une
telle lettre devrait porter à l’humilité, je dirais même — ? Quant à moi, je
tire plus de fierté de l’avoir reçue que si j’avais écrit Redgaunlet [roman de Walter
Scott] ou les six chants de L’Énéide. Tout bien considéré, si mes livres m’ont permis
d’entreprendre ce voyage, de faire la connaissance de Roui et de recevoir cette
lettre, ils n’auront pas (selon la vieille expression consacrée) été écrits en
vain.
[La lettre en question, signée Ori d’Ori, alias
Roui. Teriitera et Tapina Toutou sont les noms
indigènes de Stevenson et de sa femme :]
Tautira,
le 26 décembre 1888
Je vous fais part de ma grande affection. À l’heure où vous
nous avez quittés, j’étais plein de larmes ; et aussi ma femme, Roui Tehini, et
toute ma maisonnée. Quand vous avez embarqué j’ai eu beaucoup de peine. C’est
pour cela que je suis allé sur la route, et vous avez regardé du bateau, et je
vous ai regardés sur le bateau avec grand chagrin jusqu’à ce que vous ayez levé
l’ancre et hissé les voiles. Quand le bateau s’en est allé, j’ai couru le long
de la plage pour vous voir encore ; et quand vous avez gagné le large, je t’ai
crié : “Au revoir, Louis”, et comme je m’en revenais à la maison, je croyais
entendre ta voix crier : “Au revoir, Roui.” Après, j’ai regardé le bateau aussi
longtemps que j’ai pu, jusqu’à ce que la nuit tombe; et quand il a fait sombre,
je me suis dit en moi-même : “Si j’avais des ailes, je volerais jusqu’au bateau
à votre rencontre, pour dormir parmi vous, et ainsi je pourrais revenir à terre
et dire à Roui Tehini : j’ai dormi sur le bateau de Teriitera.” Après, nous
avons passé la nuit dans l’impatience du chagrin [...] Je n’ai pas dormi
cette nuit-là, pensant à toi sans arrêt, mon cher ami, jusqu’au matin : comme
j’étais éveillé, je suis allé voir Tapina Toutou sur son lit, mais hélas ! Elle
n’y était pas. Après cela, j’ai regardé dans vos chambres ; cela ne m’a pas
rempli de joie comme à l’habitude. Je n’entendais pas ta voix crier : “Bonjour,
Roui.” Alors j’ai compris que vous étiez partis et m’aviez laissé. Je me suis
levé pour aller à la plage voir si votre bateau était là, et ne l’ai pas vu.
Alors j’ai pleuré, jusqu’à la nuit venue, me répétant continuellement :
“Teriitera retourne dans son pays et laisse son cher ami Roui dans la peine, et
ainsi je souffre et pleure pour lui.” Je ne t’oublierai pas dans ma mémoire.
Mon vœu, le voici : je désire te revoir. C’est mon cher Teriitera qui est toute
la richesse que je désire en ce monde. C’est tes yeux que je désire contempler
à nouveau. Il faut que ton corps et mon corps mangent ensemble à notre table :
c’est cela qui me comblerait le cœur. Mais à présent nous sommes séparés.
Puisse Dieu vous garder tous.
[Fanny Stevenson ajoute après sa traduction, dans sa lettre
à Fanny Sitwell :]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire