samedi 8 octobre 2011
Inconcevablement banal
"Au café, il apprit de Badar que celui-ci était un ami d’enfance de Simone, qu’il l’avait toujours aimée en secret, qu’il revenait du service militaire et qu’il s’était décidé à lui avouer son amour et son désir de l’épouser. Badar était un jeune homme plat et inconcevablement banal. Sa peine sincère s’exprimait par des répliques empruntées aux romans populaires. Les formules toutes faites qu’il employait constituaient sans doute dans son esprit un hommage de plus à la disparue. Il était émouvant. Au deuxième cognac il se mit à parler de suicide. “Je veux rejoindre celle que j’aime, balbutiait-il avec des sanglots dans la voix, pour moi la vie ne vaut plus la peine d’être vécue — Mais si, répliquait Trelkovsky gagné par le style de son interlocuteur, vous êtes jeune, vous oublierez... — Jamais, répondait Badar. — Il y a d’autres femmes de par le monde, elles ne la remplaceront peut-être pas, mais elles combleront le vide de votre cœur, voyagez, faites n’importe quoi, mais tentez de réagir, vous verrez que vous reprendrez le dessus. — Jamais !” Après le café, ils se rendirent dans un autre, puis dans un autre encore. Trelkovsky n’osait abandonner le désespéré. Toute la nuit ils errèrent ainsi, tandis qu’à la longue litanie du jeune homme répondait l’argumentation serrée de Trelkovsky. À l’aube, enfin, ce dernier obtint de Badar un sursis à son projet. Il lui arracha la promesse de vivre un mois au moins avant de prendre une décision irrémédiable. En revenant tout seul chez lui, Trelkovsky chantonnait. Il était exténué, et légèrement ivre, mais d’excellente humeur. La tournure des phrases échangées l’avait mis en joie. Tout cela était si délicieusement artificiel ! Il n’y avait que la réalité qui le désarmait." (p. 62-63)
"—Elle n’aimait pas les films américains.
— Elle avait une belle voix mais insuffisamment travaillée.
— Elle a été sur la Côte d’Azur pendant les vacances.
— Elle avait peur de grossir.
— Elle ne mangeait rien.
Trelkovsky buvait à petites gorgées régulières l’alcool qui remplissait son verre. Il ne parlait pas, mais il écoutait de toutes ses oreilles. Chaque renseignement était une révélation pour lui. Ainsi donc elle n’aimait pas ceci ? Tiens ! tiens ! et elle aimait cela ! Extraordinaire ! Mourir lorsqu’on possède des goûts aussi précis ! C’était manquer de suite dans les idées !" (p. 84)
Roland Topor, Le Locataire chimérique (1964)
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