« Quand enfin je me suis risquée à en prendre un, à l’ouvrir, à le regarder, il était si pauvre, si à côté que je l’ai remis sur sa pile. À côté. Oui, tout était à côté. De quoi parlait-il, ce livre ? Je ne sais pas. Je sais que c’était à côté. À côté des choses, à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité […]
N’ai-je plus rien à trouver dans les livres ? Sont-ils tous répétition futile, description jolie et imagée, suite de mots sans poids ?
Mon découragement en face des livres a duré très longtemps. Des années. Je ne pouvais pas lire parce qu’il me semblait savoir d’avance ce qui était écrit dans le livre, et le savoir autrement, d’une connaissance plus sûre et plus profonde, évidente, irréfutable.
De même que je baissais les yeux pour ne pas voir les visages parce que les visages se dénudaient sous mes yeux, parce que je voyais tout des gens au travers de leur visage dès que j’arrêtais mon regard sur eux, et cela me gênait au point d’être obligée de baisser les yeux, de même je m’écartais des livres parce que je voyais au travers des mots. Je voyais la banalité, la convention, le vide. J’y voyais l’habileté. Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ?
Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. À quoi s’intéresser quand on décèle la fausseté, quand il n’y a plus de clair-obscur, quand il n’y a plus rien à deviner, ni dans les regards ni dans les livres ? Comment vivre dans un monde sans mystère ? Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité, comme dans ces mélanges qui se décomposent, où chaque ingrédient reprend sa couleur et sa densité propres ? »
(p. 15-17)
« Je ne peux pas regarder les gens sans interroger leur visage. Depuis que je suis rentré, c’est ainsi. J’interroge leurs lèvres, leurs yeux, leurs mains. À leurs yeux, à leurs lèvres, à leurs mains, je demande. Devant tous ceux que je rencontre, je me demande : M’aurait-il aidé à marcher, celui-là ? M’aurait-il donné un peu de son eau, celui-là ?
[…]
Ceux dont je sais au premier regard qu’ils m’auraient aidé à marcher sont si peu… Je me dis que je suis stupide. Je n’ai plus besoin qu’on m’aide à marcher, je n’ai plus besoin qu’on me donne à boire, je n’ai plus besoin qu’on partage son pain avec moi. Maintenant c’est fini. Je ne peux me retenir d’interroger les visages et les mains, les mains et les yeux. C’est une quête misérable. Ce ne sont plus ces questions-là qu’il faut poser aux gens qu’on rencontre dans la vie, mais ceux dont j’ai vu les lèvres s’amincir, le regard se ternir, je n’ai plus rien à leur dire. Je me dis : c’est stupide, il faut passer outre. Je me dis que vraiment cela n’a plus d’importance, aujourd’hui. Qu’est-ce qui a de l’importance, aujourd’hui ? Il reste que je connais des êtres plus qu’il n’en faut connaître pour vivre à côté d’eux et qu’il y aura toujours entre eux et moi cette connaissance inutile. »
(p. 42-43)
« Mes paroles vont sur un étroit chemin dont elles ne doivent pas s’écarter sous peine de toucher à des régions où elles deviendraient incompréhensibles. Les mots n’ont pas le même sens. Tu les entends dire : « J’ai failli tomber. J’ai eu peur. » Savent-ils ce que c’est, la peur ? Ou bien : « J’ai faim. Je dois avoir une tablette de chocolat dans mon sac. » Ils disent : j’ai peur, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai sommeil, j’ai mal, comme si ces mots-là n’avaient pas le moindre poids. Ils disent : je vais voir des amis. Des amis… Des gens chez qui on va dîner ou jouer au bridge. L’amitié, qu’en savent-ils ? Tous leurs mots sont légers. Tous leurs mots sont faux. Comment être avec eux quand on ne porte que des mots lourds, lourds, lourds ? »
(p. 60-61)
Charlotte Delbo, Auschwitz et après III, Mesure de nos jours
(Minuit, 1971)
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