jeudi 13 juin 2013

Revanche du marin facétieux


J’ai donc lu Le Club des Neurasthéniques, Éric Dussert ayant eu tout récemment la bonne idée de ressusciter — dans sa collection L’Alambic, qu’abritent les excellentes éditions de L’Arbre Vengeur — ce feuilleton paru dans les colonnes du journal Paris-Midi d’août à octobre 1912 et jamais jusqu’ici réuni en volume, il y a des honneurs qui savent se faire attendre. 

René Dalize, né chevalier René Dupuy des Islettes en 1879, est l’aîné et le plus proche ami d’Apollinaire, qui lui a dédié Calligrammes. Officier de marine, mais « marin facétieux », descendant du poète créole Dupuy des Islets (amant de Joséphine et introducteur du menuet aux Antilles), il initia à l’opium une partie notable de l’intelligentsia […] Incorporé en 1914, il meurt en 1917. Mal enterré, sa sépulture a disparu, résume le rabat de sa couverture. Le père répandant une danse et le fils une drogue, soit dit en passant, il y a là quelque chose de très satisfaisant pour l’esprit. C’est sous le pseudonyme de Franquevaux que Dalize signa Le Club…, qui ne l’est pas moins. Il s’agit d’un roman d’aventures, de Paris à Haïti en passant par la Louisiane, en vingt épisodes. Amuser ses contemporains paraît avoir été son premier objectif et un siècle plus tard il l’atteint encore ; c’est pourtant un monde disparu qu’il évoque, ou plutôt un monde sur le point de disparaître. La Grande Guerre approche et on ne rira plus, ou différemment : c’est pendant l’entracte de Parade — révèle l’érudite postface de l’éditeur — qu’Apollinaire apprendra la mort sous les drapeaux de son ami. 

Claude-Alain Mercœur, Marie Fortuney, Jean Cannabis, Nadia Oldensky, le vicomte Adhémar de la Rocheblette, la comtesse Orfang des Neiges, le professeur Morhange et le colonel Taillevent : tels sont les noms plaisamment caractéristiques des huit membres du Club, un neuvième, Zingler, mourant de la peste au début du récit, signe pour les survivants qu’il est temps de fuir l’Europe, où cette intéressante épidémie progresse à grands pas *. Seulement voilà, fuir, c’est beaucoup d’embarras, pour un neurasthénique, et ce n’est qu’à la fin d’un hilarant onzième chapitre (comme de juste titré Faux départ) que nos blasés geignards parviennent enfin à s’éloigner sensiblement du Havre, à bord du luxueux yacht de Sir John Painreagh, Duke of Laverdure, prétendant au fauteuil vacant de Zingler et dont l’adoption solennelle par le Club sera, running gag, repoussée de chapitre en chapitre jusqu’à la dissolution de ce dernier, au terme de parodiques péripéties (duel, naufrage, course-poursuite, éruption volcanique) : car bien sûr toute cette agitation aura convaincu ces neuf suicidaires d’opérette (la motion d’un suicide collectif ayant été votée par eux dès le second chapitre — pas question pour ces dandys de trépasser avec la masse —, le passage à l’acte se voit perpétuellement ajourné lui aussi) des joies de l’action, du grand air et de la dépense : obligés de vivre, ils prennent goût à l’existence. L'insomniaque fourbu dort comme une souche, l'opiomane sevré prend du poids. Dalize cependant ne se contente pas d’assener à ses personnages une naïve leçon de bon sens (quoiqu’un certain premier degré sous le troisième soit un de ses charmes), on devine dans l’alerte moquerie une vraie tendresse pour ces douillets velléitaires et hystériques. C’étaient ses amis, sans doute, au retour de lointains voyages. On le sent entre deux mondes. 

Mais la vraie vie, qui est toujours ailleurs, a parfois la forme d’un obus, et son dernier mot, qu’elle a toujours de même, fut de fendre le crâne de l’auteur. Pour s’en consoler, dieu merci, il y a l’opium de la littérature. 

— Parbleu, fit le colonel, ça commence à danser... Heureusement que j'ai découvert un procédé infaillible contre le mal de mer.

— Vous avez donc déjà navigué, colonel ?

— Moi, jamais. J'ai inventé ça chez moi, dans mon cabinet. 

* Le roman débute, anticipation légère, le 7 mai 1915. On se pince : René Dalize mourra le 7 mai 1917.




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