vendredi 28 février 2014
La seule noblesse
À Tota Cuevas
Pension Rychner, Davos, Suisse
premiers jours de janvier 1934
[…] Arrivée ici de Charles du Bos et d’un jeune professeur catholique qui viennent pour recevoir les derniers soupirs de Marcelle Sauvageot et la convertir. Cette espèce de manie de sauver les âmes est assez répugnante. La pauvre Sauvageot va d’ailleurs être sacrée génie une fois morte. Et toutes ces manigances littéraires autour d’un semi-cadavre, quelle saleté ! Et puis vraiment ce goût du malheur, cette manière de croire qu’il ennoblit tout. Pour moi la seule noblesse est d’empêcher le malheur d’être. Le sadomasochisme intellectuel des surréalistes me fait croire que je suis parfois aussi insipide qu’un verre d’eau d’Évian, mais tant pis, merde, etc.
in René Crevel, Les Inédits (Fiction & Cie, 2013)
samedi 22 février 2014
Fantôme du genre humain
Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande (2009)
jeudi 20 février 2014
La beauté savante de l'exactitude
« Pourtant, pourtant, on trouve parfois (souvent) le moyen de s’émerveiller avec autre chose que l’énigme ou le flou : avec la précision, qui attise nos curiosités et saurait nous faire voir du pays, en nous promenant de menu détail en menu détail, comme des anecdotes de guide touristique. Si le conteur parvient à captiver son public par un effet de réalité, cet effet peut consister en une certaine dose d’oubli, ça nous rend les choses imparfaites, c’est-à-dire familières — ou en une certaine dose d’exactitude : l’effet de réalité, en plein cœur des Mille et Une Nuits, ce serait d’affirmer de quel fil est tissé le tapis volant de tel ou tel djinn par-dessus Bagdad, et savoir que le ravissement est le fait à la fois du tapis, de sa magie, et du nom d’un tissu de ces régions-là. Voilà peut-être pourquoi des savants lecteurs ne se sont pas contentés de la bourgade sans nom quelque part dans la Manche : ils ont voulu arracher cette bourgade à la beauté artiste de l’anonymat et de l’indétermination pour lui offrir la beauté savante de l’exactitude : et avant la certitude, les délices de la recherche. Dix savants, paraît-il, pendant deux années de travail, manipulant vingt-sept critères de jugement (ah, ce n’est plus la pauvre tambouille de don Quichotte idéaliste et arbitraire, à présent : l’heure est venue d’être précis), dix savants, pas un de moins, se sont efforcés de retrouver la trace de la bourgade : des philologues, des urbanistes, des historiens, des sociologues, peut-être un expert en psychose hallucinatoire, un zoologue spécialisé dans le pas du cheval, tout un concile rassemblé, mettons, à Tolède ; des disciples de Fernand Braudel, des sémioticiens, poéticiens, métriciens de toutes sortes, les poches remplies de bonbons de vocabulaire. Ils se sont penchés sur de vastes tables ; ils avaient l’air passionné d’Achab recourbé sur des cartes marines en train de déduire la présence de Moby Dick d’après le sens des courants ; deux ans à éplucher Don Quichotte et à tracer des lignes à la règle sur une représentation de la Manche au 1/20 000e, pour décider à l’issue de tous ces calculs que la bourgade sans nom s’appelle Villanueva de los Infantes. »
Pierre Senges, Environs et mesures (2011), p. 13-15
mardi 18 février 2014
Tu ne t'aimes pas
Lecture des monumentaux Journaux de Karl August Georg Maximilian Graf von Platen-Hallermünde (nous dirons Platen pour gagner du temps), poète allemand mort, trente-neuf ans à peine, à Syracuse en 1835, et dont on se souvient peut-être d’abord aujourd’hui parce que Schubert ou Brahms ont mis en musique quelques-uns de ses vers, qui furent nombreux mais sans génie — ce qu’il savait à son désespoir — quoique pas sans beautés :
Plus qu’au printemps, tout de faveur et de grâce,
C’est à cette nuit d’hiver froide que je pense,
Où je t’ai vu tenir un flambeau,
Pour m’éclairer sur le sentier désert.
Ce sonnet, par exemple, il l’écrit à vingt-six ans à Erlangen (un gros bourg près de Nuremberg) entre deux traductions du Divan de Hâfiz — Platen comprend neuf langues. Juste avant de le copier dans son journal, il notait : « Cet après-midi, nous nous sommes hasardés ensemble pour une première course à patins sur la glace du vieux lac. »
Et suivant toujours précisément ton pas,
Je voyais s’épanouir d’innombrables étincelles,
Vaporisant ta figure à toute autre plus belle,
Sitôt, ami, que dans des cercles tu brandissais le flambeau.
L’ami en question, c’est alors Cardenio, nom de code de Karl Richard Hoffmann (la première syllabe est sauvée), un étudiant un peu plus jeune que lui dont il s’amourache à la suite de nombreux autres (après Édouard, avant Justus*), toujours malheureusement, toujours pour quelques mois ou semaines, le temps de constater que ça ne va pas le faire, que leur beauté ensorcelante ne cache pas un cœur de poète battant à l’unisson du sien et que des effleurements infinitésimaux ne font pas un amour. Le platonique Platen reproduit ce schéma depuis ses dix-sept ans et c’est d’ailleurs la veille de cet anniversaire qu’il commence à tenir un journal : jusqu’à ce qu’il atteigne trente ans et que son désir jette l’éponge, c’est de ses brèves passions à sens unique qu’il parle surtout, c’est le silence universel qui pèse sur ses tendances infâmes qui le fait s’épancher. Nous lisons par-dessus son épaule ces mots à demi libérés, exaltés au sein de l’autocensure même, phrases jouant à cache-cache avec la vérité et qui donnent corps et larmes à ces madrigaux que sans ça, sans doute, on aurait trouvés un peu fades, une quelconque chair à lied comme il y en a tant.
Les astres de loin remarquaient envieux
Ta lumière et leur char semblait en amoureux
Abaisser sur toi ses sept étoiles.
Il a suivi le flambeau que portait Karl, qu’a réellement porté le beau Karl le 12 décembre 1822 au retour d’une soirée avec ses camarades dont la conversation ennuyait poliment Platen — « mais j’étais assis à la même petite table que Cardenio » : on le voit si bien dans cette taverne, avec ces cadets robustes qui se fichent bien des ghazels et de Goethe, de Shakespeare et de Calderón qu'il étudie dans le texte lors de solitaires promenades sur les sommets environnants, surinterprétant le moindre des regards de Karl, le reflet des bougies sur les chopes tandis qu’au dehors il gèle à pierre fendre.
Tu étais toi-même sans parler, je n’osais rien demander :
En de telles heures on aime par trop se taire ;
Mais qui donc saurait dire ce que tu pensais ?
Des heures, tu parles, il pindarise. Un trajet de trois quarts d’heure à tout casser dans la nuit noire, un salut indifférent au bout de la rue et puis alors de vraies heures, ça oui, à faire crisser la plume dans une solitude assourdissante. La vida es un sueño, sa vie est un cauchemar, Cardenio s’évanouit, un autre le remplace, bien entendu encore plus beau, c’est le drame avec les garçons : chacun a son petit mérite quand on crève de toucher leurs peaux. Ainsi, cinq mois plus tard :
J’ai subi aujourd’hui la pire épreuve de ma vie. L’abîme au bord duquel j’ai depuis des années le vertige s’est une nouvelle fois ouvert devant moi dans sa plus horrible profondeur. Knöbel pour lequel je ressentais, il faut bien le dire, le plus pur, le plus intime amour, m’a dit aujourd’hui en quelques mots secs que je l’importunais, que j’avais voulu lui imposer mon amitié, que je m’étais trompé dans mon calcul, qu’il ne ressentait pas le moindre penchant pour moi, et que je devais le quitter aussi vite que possible. Oui, c’étaient peut-être encore là ses plus douces paroles […] Ce n’est pas seulement de la perte de Knöbel qu’il s’agit, c’est l’affreuse certitude que la nature m’a destiné à être éternellement malheureux.
Pauvre, pauvre Platen. La nature, si c’est elle, abrégera ses tourments grâce au bacille virgule (c’est l’autre nom du choléra, m’apprend Wikipédia : mourir pour une virgule, c’est bien là une mort de poète), les années 1835 sont malsaines dans la péninsule. Thomas Mann saura s’en souvenir dans sa Mort à Venise, d’où ce faux air d’adagietto.
* Justus von Liebig, comme les potages, apprenti chimiste de 18 ans quand il connut Platen, futur inventeur de l'extrait de viande et pionnier du lait artificiel, ça ne s'invente pas.
mercredi 12 février 2014
Un mal fou
“Il y a de grandes possibilités pour nous de nous perdre, mais en général, avec une certaine dose d’instinct, on s’en tire. La terre, tu l’auras remarqué, dégage, parmi toutes les étoiles, l’odeur la plus pénétrante. Elle est sombre, mais elle sent.” — “Elle sent bon, pas vrai ?” — “C’est selon. La plupart du temps le sang, parfois la femme, et toujours la sueur. Ils se donnent un mal fou.”
Cela dit, je tiens à te déclarer, Georges, que j'ai l'intention d'avancer désormais dans une double direction : d'une part, de m'emparer plus intensivement de ce monde comme d'un objet de plaisir et, d'autre part, de procéder à sa critique rigoureuse et froide.
Alfred Döblin, Voyage babylonien (1934)
mardi 11 février 2014
L'absence même de paix
Federico Mompou, Scènes d'enfants, IV : Jeu 3 — Arcadi Volodos
"Par conséquent, lui dis-je, il n’existe par la force des choses aucun être humain en paix, tous sont dans l’agitation, et rechercher la paix relève de la folie. À intervalles réguliers, ils sombrent dans cette folie consistant à rechercher la paix, alors que la paix n’existe pas, dans la mesure où l’être humain est l’absence même de paix ; où qu’il aille, où qu’il n’aille pas, il ne peut que constater son absence. Lorsque nous cherchons la paix, c’est la plus grande des folies, lui dis-je. Sans cesse nous cherchons la paix et naturellement ne la trouvons pas, car nous sommes l’absence de paix incarnée."
Thomas Bernhard, Retrouvailles (Wiedersehen, 1982)
in Goethe se mheurt, récits (2013), trad. Daniel Mirsky
lundi 10 février 2014
Un amour fatigant
« Sur un rocher de la rive asiatique se dresse une tour, Kiz Kulesi, la tour aux jeunes filles. C’est l’endroit où habitait la belle Héro, qui attendait chaque nuit son Léandre. Il venait de l’autre côté, ses affaires étaient sur la rive européenne, mais son amour demeurait en Asie. Le soir, il se jetait à l’eau et nageait, une lumière le guidait, il nageait dans sa direction, le matin il retournait à son travail. Un amour fatigant, il n’est pas donné à n’importe quel jeune homme d’aimer aussi intensément. Mais un soir une tempête se leva, et, comme en ce temps-là la technique était arriérée, le vent souffla la lumière, le jeune homme œuvra dans l’obscurité, et Héro attendit en vain cette nuit-là, le jeune homme arriva au matin, mais il était sans vie, c’est-à-dire qu’il était mort. On dit que la belle sauta à son tour dans la mer. Pour rappeler cette terrible tragédie et pour montrer que la technique moderne règle tous les problèmes, le gouvernement a construit sur ce rocher un phare, sauf que plus personne aujourd’hui ne veut traverser à la nage ces eaux effroyables. Schiller a écrit pour cette raison un poème, Grillparzer un drame, mais en vain, les jeunes gens restent sur la terre ferme, les jeunes filles attendent vainement, le phare ne sert plus qu’à la navigation (voir Strache : Les progrès de l’éclairage ; Pintsch : Catalogue des signaux maritimes flottants et fixes). »
« La vie possède cette particularité d’être, par-devant, très confuse et capricieuse, et donc difficile à prophétiser, mais d’offrir en revanche, par-derrière, au regard de l’historien, une logique rigoureuse, malheureusement inutile aux vivants. »
Alfred Döblin, Voyage babylonien (1934)
dimanche 2 février 2014
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