mardi 18 février 2014

Tu ne t'aimes pas





Lecture des monumentaux Journaux de Karl August Georg Maximilian Graf von Platen-Hallermünde (nous dirons Platen pour gagner du temps), poète allemand mort, trente-neuf ans à peine, à Syracuse en 1835, et dont on se souvient peut-être d’abord aujourd’hui parce que Schubert ou Brahms ont mis en musique quelques-uns de ses vers, qui furent nombreux mais sans génie — ce qu’il savait à son désespoir — quoique pas sans beautés : 

Plus qu’au printemps, tout de faveur et de grâce,

C’est à cette nuit d’hiver froide que je pense,

Où je t’ai vu tenir un flambeau,

Pour m’éclairer sur le sentier désert. 

Ce sonnet, par exemple, il l’écrit à vingt-six ans à Erlangen (un gros bourg près de Nuremberg) entre deux traductions du Divan de Hâfiz — Platen comprend neuf langues. Juste avant de le copier dans son journal, il notait : « Cet après-midi, nous nous sommes hasardés ensemble pour une première course à patins sur la glace du vieux lac. » 

Et suivant toujours précisément ton pas,

Je voyais s’épanouir d’innombrables étincelles,

Vaporisant ta figure à toute autre plus belle,

Sitôt, ami, que dans des cercles tu brandissais le flambeau. 

L’ami en question, c’est alors Cardenio, nom de code de Karl Richard Hoffmann (la première syllabe est sauvée), un étudiant un peu plus jeune que lui dont il s’amourache à la suite de nombreux autres (après Édouard, avant Justus*), toujours malheureusement, toujours pour quelques mois ou semaines, le temps de constater que ça ne va pas le faire, que leur beauté ensorcelante ne cache pas un cœur de poète battant à l’unisson du sien et que des effleurements infinitésimaux ne font pas un amour. Le platonique Platen reproduit ce schéma depuis ses dix-sept ans et c’est d’ailleurs la veille de cet anniversaire qu’il commence à tenir un journal : jusqu’à ce qu’il atteigne trente ans et que son désir jette l’éponge, c’est de ses brèves passions à sens unique qu’il parle surtout, c’est le silence universel qui pèse sur ses tendances infâmes qui le fait s’épancher. Nous lisons par-dessus son épaule ces mots à demi libérés, exaltés au sein de l’autocensure même, phrases jouant à cache-cache avec la vérité et qui donnent corps et larmes à ces madrigaux que sans ça, sans doute, on aurait trouvés un peu fades, une quelconque chair à lied comme il y en a tant. 

Les astres de loin remarquaient envieux

Ta lumière et leur char semblait en amoureux

Abaisser sur toi ses sept étoiles. 

Il a suivi le flambeau que portait Karl, qu’a réellement porté le beau Karl le 12 décembre 1822 au retour d’une soirée avec ses camarades dont la conversation ennuyait poliment Platen — « mais j’étais assis à la même petite table que Cardenio » : on le voit si bien dans cette taverne, avec ces cadets robustes qui se fichent bien des ghazels et de Goethe, de Shakespeare et de Calderón qu'il étudie dans le texte lors de solitaires promenades sur les sommets environnants, surinterprétant le moindre des regards de Karl, le reflet des bougies sur les chopes tandis qu’au dehors il gèle à pierre fendre. 

Tu étais toi-même sans parler, je n’osais rien demander :

En de telles heures on aime par trop se taire ;

Mais qui donc saurait dire ce que tu pensais ? 

Des heures, tu parles, il pindarise. Un trajet de trois quarts d’heure à tout casser dans la nuit noire, un salut indifférent au bout de la rue et puis alors de vraies heures, ça oui, à faire crisser la plume dans une solitude assourdissante. La vida es un sueño, sa vie est un cauchemar, Cardenio s’évanouit, un autre le remplace, bien entendu encore plus beau, c’est le drame avec les garçons : chacun a son petit mérite quand on crève de toucher leurs peaux. Ainsi, cinq mois plus tard : 

J’ai subi aujourd’hui la pire épreuve de ma vie. L’abîme au bord duquel j’ai depuis des années le vertige s’est une nouvelle fois ouvert devant moi dans sa plus horrible profondeur. Knöbel pour lequel je ressentais, il faut bien le dire, le plus pur, le plus intime amour, m’a dit aujourd’hui en quelques mots secs que je l’importunais, que j’avais voulu lui imposer mon amitié, que je m’étais trompé dans mon calcul, qu’il ne ressentait pas le moindre penchant pour moi, et que je devais le quitter aussi vite que possible. Oui, c’étaient peut-être encore là ses plus douces paroles […] Ce n’est pas seulement de la perte de Knöbel qu’il s’agit, c’est l’affreuse certitude que la nature m’a destiné à être éternellement malheureux. 

Pauvre, pauvre Platen. La nature, si c’est elle, abrégera ses tourments grâce au bacille virgule (c’est l’autre nom du choléra, m’apprend Wikipédia : mourir pour une virgule, c’est bien là une mort de poète), les années 1835 sont malsaines dans la péninsule. Thomas Mann saura s’en souvenir dans sa Mort à Venise, d’où ce faux air d’adagietto.

* Justus von Liebig, comme les potages, apprenti chimiste de 18 ans quand il connut Platen, futur inventeur de l'extrait de viande et pionnier du lait artificiel, ça ne s'invente pas. 







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire