dimanche 9 novembre 2014
Bien entendu la cause
“Un jour, pendant la Longue Retraite (qui s’est terminée le jour de Noël), comme on lisait au réfectoire le récit de l’Agonie au jardin par sœur Emmerich, je me suis mis tout à coup à pleurer et à sangloter sans pouvoir m’arrêter. Je note cela parce que, si l’on m’avait interrogé une minute plus tôt, j’aurais protesté qu’il n’allait rien arriver de tel, et même quand cela se produisit, je m’étonnai en quelque sorte de moi-même, ne découvrant point dans ma raison les traces d’une cause adéquate à une si forte émotion — je dis les traces, car bien entendu la cause, par elle-même, est adéquate au chagrin de toute une vie. Je me souviens qu’il m’est arrivé à peu près la même chose le jeudi saint lorsqu’on porta l’hostie présanticfiée à la sacristie. Mais le poids et l’intensité de la peine, ou plutôt de la chose qui devrait nous causer de la peine, ne nous émeuvent pas plus d’eux-mêmes qu’un couteau tranchant et appuyé ne coupe aussi longtemps qu’on appuie sans que la main imprime aucune secousse ; cependant, il se produit toujours un contact, quelque chose qui vient nous frapper de biais, d’une manière inattendue et qui, dans les deux cas, supprime la résistance et perce ; et cet agent peut être si délicat que le pathos semble être allé directement au corps et avoir balayé l’intellect sur son passage. D’autre part, la touche pathétique, comme dans le pathos du drame, ne tirera par elle-même que des larmes légères si son contenu n’est pas important en soi ou de peu d’importance pour nous, une émotion puissante provenant d’une force qui s’est accumulée avant de se décharger ; c’est ainsi qu’un couteau pourra percer la peau qu’il n’avait fait qu’égratigner, tandis que le seul égratignement n’ira pas plus profond.”
Gerard Manley Hopkins, Pages de journal 1869-1870
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