mardi 28 avril 2015

Mémoires des failles





Dire les choses est vraiment un problème. Et on n'a cependant pas la naïveté de prétendre dire les choses telles qu'elles sont. Les choses n'ont vraiment rien à voir avec les mots. Sans doute faut-il, pour dire les choses au plus près, dire carrément n'importe quoi d'autre ; oui, c'est bien cela : dire carrément n'importe quoi d'autre, et compter sur la chance pour tomber juste. C'est la seule manière sérieuse d'écrire. 

Philippe Annocque, Mémoires des failles (Éd. de l'Attente, 2015), p. 77


Cela étant posé, on peut dire que ces Mémoires des failles sont écrites très sérieusement. Leurs chapitres sont des albums comportant plusieurs pellicules (le paragraphe ci-dessus est ainsi extrait de la section intitulée "deuxième album, vingt-deuxième pellicule : château de sable, cuvette de WC, faune locale"), soit autant de récits placidement déconcertants, soufflant constamment le froid du raisonnement et le chaud de la folie pure, dans une ambiance de mauvais rêve traversée d'épisodes comiques et d'inquiétants éclats de violence ; toute une vie y passe, de l'enfance à l'âge adulte ; ils se lisent avec l'entrain presque fiévreux du lecteur qui par habitude cherche à comprendre, trompé par l'apparent souci de clarté du style, sur-articulé, et les oripeaux logiques d'adverbes torrentiels (je crois bien que la locution en effet y est la plus sollicitée ; il y en a parfois cinq ou six à la file). Accentuant encore le caractère universel de ses souvenirs brumeux, le narrateur en a proscrit systématiquement le je au profit d'un on que cette imperturbable substitution fait sonner souvent très étrangement ; il évoque pourtant ici et là un certain Philippe Annocque, écrivain souffrant semble-t-il d'être peu lu. Ces passages, d'ailleurs rares, m'ont un peu gêné, je l'avoue ; c'était bien la peine d'éradiquer le je pour faire entrer l'ego par la fenêtre. Il n'en reste pas moins que ces Mémoires des failles sont une réussite ; on a pu (c'est-à-dire je) penser à Michaux, excusez du peu ; et même, assez souvent, à Annocque, qui bien qu'il s'en défense a un ton (ou plutôt une matière) bien à lui. 

Illustration : polaroïd d'Andreï Tarkovski



2 commentaires:

  1. Nous le lirons, nous le lisons à chaque fois, nous, c'est-à-dire "je" et les destinataires de mes petits envois....

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  2. Moi, je;-) le commande illico, il va rejoindre les deux autres que j'ai(e) (0_0) sous le coude (Vie des Hauts plateaux du même auteur et Louange et épuisement (d'icelui (*_*)), pas encore lus; je les garde pour mes vacances - bientôt, hé hé youpi - en solitaire, loin, sans internet et ce seront mes gourmandises de soirées "constellaires". Et si "on" est "je", nous allons boire du petit lait!

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