jeudi 16 juin 2016

Forge obscure





Quand le regard de Claggart se posait à la dérobée sur le fier Billy qui déambulait sur le pont supérieur des batteries pendant les loisirs du second quart de chien en échangeant au passage des salves de plaisanteries avec d’autres jeunes promeneurs, ce regard suivait le joyeux Hypérion marin avec une expression méditative et mélancolique qui ne quittait pas son visage, les yeux étrangement baignés de fiévreuses larmes naissantes. Claggart apparaissait alors comme l’homme de douleurs. Oui, et parfois l’expression mélancolique se nuançait de tendre nostalgie, comme si Claggart aurait pu aimer Billy n’eût été l’interdit du destin. Mais c’était là une nuance fugitive, vite effacée par un regard implacable qui crispait et fripait le visage jusqu’à lui donner momentanément l’aspect d’une noix ridée. Parfois aussi, apercevant d’avance le gabier de misaine comme celui-ci s’en venait dans sa direction, il s’écartait quelque peu un instant avant leur rencontre pour le laisser passer, décochant à Billy l’espace d’un moment l’étincelante satire dentale d’un Guise. Mais chaque fois qu’il le rencontrait de manière soudaine et imprévue, une lueur rouge jaillissait de sa prunelle comme une étincelle de l’enclume d’une forge obscure. 

Herman Melville, Billy Budd, marin (récit interne), chap. 17




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