jeudi 26 juin 2008
Le livre qu'il faut à tout prix avoir lu
"Comme une somptueuse librairie avait attiré mon œil de la façon la plus flatteuse et que j’éprouvais le désir de lui rendre une rapide visite, je n’hésitai pas à y pénétrer de l’air le plus comme il faut [...] D’une voix courtoise et prudente à l’extrême, je m’enquis, en des formules qu’on imagine bien les plus choisies, des parutions les plus récentes et les meilleures dans le domaine des belles-lettres.
– Pourrais-je, demandai-je timidement, avoir connaissance – afin de m’initier sans plus tarder à son admiration – de ce qui existe de plus fortement dense, de plus sérieux et, du même coup, naturellement, de ce qui est le plus lu, le plus promptement reconnu ou acheté ? Je vous saurais infiniment gré d’avoir l’extrême obligeance de consentir à me présenter l’ouvrage dont assurément vous saurez bien mieux que personne qu’il a rencontré et rencontrera encore allégrement la plus grande faveur [...] De fait, parmi tous les produits de la plume qui se trouvent ici empilés ou exposés, je brûle d’apprendre de vous quel est ce livre favori, dont la vue fera très vraisemblablement de moi un acheteur immédiat, joyeux, enthousiaste. Le désir de voir devant moi l’écrivain chéri par la société cultivée, de voir ce chef-d’œuvre qu’on admire de toutes parts et qu’on assaille de jacasseries, et, je le répète, le désir de pouvoir sans doute aussi l’acheter, ce désir me ruisselle dans tous les membres […]
– Très volontiers, dit le libraire.
Comme une flèche, il disparut de l’horizon, mais pour revenir dès l’instant suivant vers l’anxieuse pratique, et porteur cette fois de cet ouvrage plus vendu et plus lu que nul autre, et d’une valeur véritablement pérenne.
Cette précieuse œuvre de l’esprit, il la portait avec autant de soin et de solennité que s’il avait porté une relique conférant la sainteté [...] Avec sur les lèvres un sourire comme en voit seulement chez les mystiques en transe, il eut le plus affable des gestes pour poser devant moi ce qu’il était allé quérir à la hâte. Je jetai sur le livre un regard acéré et je demandai :
– Pouvez-vous me jurer que c’est le livre le plus répandu de l’année ?
– Sans aucun doute.
– Pouvez-vous affirmer que c’est le livre qu’il faut à tout prix avoir lu ?
– Absolument.
– Ce livre est-il vraiment bon ?
– Question parfaitement superflue et tout à fait déplacée !
– Dans ce cas, je vous remercie bien, dis-je froidement.
Je lâchai ce livre qui avait connnu sans conteste la plus large diffusion, parce que tout un chacun devait à tout prix l'avoir lu, je préférai le laisser où il était, et je partis sans plus de façons, c'est-à-dire sans plus de bruit qu'on n'imagine.
– Espèce d'ignorant et d'inculte ! me lança bien encore le vendeur, légitimement contrarié."
Robert Walser, La promenade (1917)
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