mercredi 18 juin 2008

Moineaux mâles en ragoût



Plaisante, cette évocation de Toulet en dolent érudit dandy, par l’un de ses amis, Jacques Dyssord. Ce dernier, par exemple, rapporte ce dialogue, qu’ils eurent en 1908, à l’aube, chez Toulet, revenant de l’American Bar du Café de la Paix. Chacun a pris, tirée d’une boîte de laque, une pilule de codéïne (« Ça ne vaut pas quelques bonnes pipes, a dit Toulet, mais ma provision de bénarès est épuisée... ») et Toulet est allé se coucher (« car il ne se sent bien que dans son lit ») ; Dyssord, assis sur le divan de la pièce voisine, sent commencer l’action de la drogue tandis que Toulet, à travers la porte ouverte, engage la conversation. Ils en viennent à parler du journal La Vie parisienne, et Toulet se rappelle que l’un de ses directeurs, autrefois, Fernand de Rodays, l’avait fait venir dans son bureau. 

– Je vais à son rendez-vous. Nous parlons de tout, sauf de ma collaboration... Il est resté persuadé que j’avais voulu le mystifier en lui assurant que la pomme de terre était un puissant aphrodisiaque… 
– Le fait est [observe Dyssord] qu’on le croirait à moins. 

– Rien n’est plus exact, cependant [réplique Toulet], si on en croit les contemporains de Shakespeare. Le démon de la luxure passait de son temps pour avoir une croupe grasse et le doigt formé d’une patate. Dans son Roi muet, Heywood nous enseigne que si un pâté de moelle, des érynges cristallisées, des dates conservées et des cantharides sont de bons préparateurs ; des moineaux mâles en ragoût, des cervelles de colombes ou des membres de cygne excitent suffisamment ; rien ne vaut des pommes de terre rôties ou des patates bouillies pour se préparer aux travaux de Vénus. Rodays, s’il avait connu l’Antilope où fréquentaient les élégants du Londres de la reine Elisabeth, qui venaient y goûter aux coûteuses pommes de terre d’alors dont cette taverne avait la spécialité, eût peut-être partagé leur opinion. Mais Rodays n’est pas un homme du XVIe siècle. C’est lui qui m’a dégoûté de la Vie parisienne. 

in L'aventure de Paul-Jean Toulet, gentilhomme de lettres par Jacques Dyssord (Grasset, 1928)


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