vendredi 13 août 2010

Louis Wolfson


Paru en France en 1970 (avec une préface admirative de Gilles Deleuze), Le Schizo et les Langues est un récit ahurissant, tout à fait inclassable, offrant comme rarement le toujours fascinant spectacle d'une grande intelligence se proposant des buts aberrants. Il fut écrit dans les années 60, en français ― mais un français très singulier, fourmillant de lapsus savoureux et de constructions syntaxiques bizarres ― par Louis Wolfson, schizophrène juif new-yorkais né en 1931 dont l’horreur de la langue maternelle, outre sa hantise d'ingérer des oeufs ou des larves de parasites en se nourrissant, se trouve être le principal souci. Il y décrit donc longuement ses diverses stratégies pour éviter de parler et d'entendre parler anglais (et surtout par sa mère, auprès de qui il vit), ses efforts pour détruire (dit-il) la langue anglaise ; notamment en étudiant l’allemand, l’hébreu, le français et le russe, pour leur emprunter, avec une sorte d'ingéniosité oulipienne, des mots de même son et de même sens que certains mots anglais qui lui sont trop insupportables, un seul mot anglais pouvant être rendu par plusieurs phonèmes de langues différentes. Ses tâtonnements pour dissoudre une phrase douloureuse occupent une large part du texte, et pour un peu on partagerait son soulagement à la rencontre d’un vocable qui lui permettra d'effacer telle ou telle rengaine de sa mère, laquelle semble à moitié folle elle aussi…
 

Qu’il était sastisfait de lui-même ! Qu’il avait des idées ! pensait-il dans sa naïveté et tout en se demandant si n’importe qui eût jamais pensé à convertir l’anglais where en l’allemand woher pour que ce monosyllabe soit “scientifiquement”, méthodiquement, immédiatement, totalement détruit, à faire cela mentalement et habituellement toujours quand confronté avec ledit monosyllabe. Mais, avec une ébauche d’un sourire (parce qu’au fond, il n’avait pas encore cessé de se penser si sensé), l’étudiant schizophrénique se demandait immédiatement après, si n’importe qui était jamais aussi fantasque ou plutôt fou. Mais, même à sa manière folle, sinon imbécilique, qu’il était agréable d’étudier les langues ! 


Wolfson, qui se désigne encore comme "l'étudiant en idiomes dément" ou “le jeune homme malade mentalement”, est souvent poignant, dans sa détresse, malgré son affectation de neutralité et cette impressionnante troisième personne ; il ne manque pas non plus d'un humour très particulier (misanthropie radicale), et finalement c'est très romanesque (le décor, l'époque, la relation sadomasochiste et confinée avec la mère dans une petite maison avec jardinet). Il y a un long chapitre, vraiment extraordinaire, consacré à ses rapports avec des “filles de joie”, qu'on lit les yeux écarquillés, et qu’il introduit ainsi (tant de logique laisse pantois) : 

Après tout, penserait-il, vu tout ce qui a été dit, et se dit, par certains sur les effets délétères éventuels du refoulement du désir sexuel, vu ses drôles de sensations rectales et certaines idées de la médecine psychosomatique, vu surtout les idées mélancoliques, négatives, nihilistes qu’il aurait acquises sur la vie et le genre humains, il finirait par penser que peut-être des expériences sexuelles, même si ce ne serait qu’avec des prostituées et qui est-ce qu’il pourrait trouver d’autre ? feraient-elles disparaître ces drôles de sensations rectales, lui donneraient-elles une vue plus optimiste, plus positive, peut-être même plus saine de la vie, lui sortiraient-elles de l’impasse où il se serait trouvé.
 

Wolfson publia un autre texte quelques années plus tard, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, avant de s’installer à Montréal. Aux dernières nouvelles, une loterie électronique l’aurait rendu millionnaire en 2003 et, on ne sait dans quelles dispositions à l’égard de la langue anglaise, il vivrait à Porto Rico. 

[…] mais non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu, du moins, ironiquement.



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