mercredi 1 août 2012
La viande me lève
Bureau de L’Artiste. — Gautier, face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension : un sourd pour les idées, avec des hallucinations d’oreille, écoutant par derrière lui quand on lui parle devant. Épris aujourd’hui de ce mot que lui a dit Flaubert ce matin, la formule suprême de l’École, qu’il veut graver sur les murs, à ce qu’il dit : De la forme naît l’idée. Son caudataire, un agent de change toqué d’Egypte, arrivant toujours avec quelque plâtre de basalte égyptien sous le bras, grave avec de très graves phrases, un Prudhomme d’après Champollion, qui expose à l’Europe et aux auditeurs son système de travail : se coucher à huit heures, se lever à trois, prendre deux tasses de café noir et aller en travaillant jusqu’à onze. Ici Gautier sortant comme un ruminant d’une digestion et interrompant Feydeau : « Oh ! cela me rendrait fol ! Moi, le matin, ce qui m’éveille, c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache. La viande me lève. Quand j’ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l’encre — le chevalet de torture. Et ça m’ennuie ! Ça m’a toujours ennuyé d’écrire, et puis, c’est si inutile !… Là, j’écris comme ça, posément, comme un écrivain public… Je ne vais pas vite — il m’a vu écrire, lui — mais je vais toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas le mieux. Un article, une page, c’est une chose de premier coup. C’est comme un enfant : ou il est fait ou il n’est pas fait. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j’écris. Je suis homme de lettres, je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier, c’est comme le clown sur le tremplin… Et puis, j’ai une syntaxe très en ordre dans la tête. Je jette mes phrases en l’air, comme des chats ; je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes. C’est bien simple : il n’y a qu’à avoir une bonne syntaxe, je m’engage à montrer à écrire à n’importe qui. Je pourrais ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons. Tenez, voilà de ma copie, pas de rature ! »
Journal des Goncourt, 3 janvier 1857
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