jeudi 4 juillet 2013
Tout un monde suspendu
III. LES DEUX ALLUMETTES
Il était une fois un voyageur qui chevauchait dans les bois de Californie. C’était la saison sèche, quand soufflent les alizés. Ayant parcouru beaucoup de chemin, fourbu et affamé, il mit pied à terre pour fumer une pipe. Il n’avait plus que deux allumettes dans ses poches ; il en frotta une, qui refusa de s’allumer.
—Me voici dans de beaux draps, songea le voyageur. Je meurs d’envie de fumer une pipe et il ne me reste qu’une seule allumette, qui ne va sûrement pas s’allumer ! A-t-on jamais vu créature plus infortunée ? Et pourtant, à supposer que l’allumette prenne feu, que j’allume ma pipe et que je jette ensuite le culot dans ces herbes, celles-ci pourraient prendre feu, car elles sont sèches comme de l’amadou ; et pendant que je chercherais à éteindre les flammes devant moi, le feu pourrait se propager derrière et prendre à ce buisson de sumac, qui s’enflammerait avant que je puisse l’atteindre ; et derrière lui, ce pin couvert de mousse prendrait feu lui aussi en un instant jusqu’à la plus haute branche ; et cette torche enflammée, comme l’alizé la brandirait à travers la forêt desséchée ! Il me semble entendre déjà toute la vallée rugir de la voix conjuguée du vent et du feu ; et moi qui m’enfuis à bride abattue, et l’incendie qui me gagne et me déborde à travers les collines, et cette charmante forêt qui se consume pendant des jours ; et le bétail brûlé vif, les sources asséchées, le fermier ruiné, ses enfants chassés sur les routes de la terre. Oh, tout un monde est suspendu à cet instant ! Il frotta l’allumette, qui ne s’alluma pas.
— Dieu soit loué, fit le voyageur en remettant sa pipe dans sa poche.
XII. LE CITOYEN ET LE VOYAGEUR
— Regardez autour de vous, dit le citoyen, voici le plus grand marché du monde.
— Oh, sûrement pas, dit le voyageur.
— Peut-être pas le plus grand, dit le citoyen, mais le meilleur, ça, j’en suis sûr.
— Là, vous vous trompez, dit le voyageur. Je pourrais vous citer…
On enterra l’étranger à la tombée de la nuit.
R. L. Stevenson, Fables (1894)
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