dimanche 14 juillet 2013

Des théories qui la masquent




« Elle se coucha en proie à l’ennui et, fatiguée par sa longue promenade à cheval, dormit profondément toute la nuit. Ce fut son dernier sommeil, je ne dirai pas innocent — ce mot, qui a un sens particulier, n’exprimerait pas exactement ma pensée —, mais je dirai ignorant, ou, mieux encore, inconscient des voies du monde, inconscient du danger, de la douleur, de l’humiliation, de l’amertume, du mensonge. Inconscience qui, chez d’autres êtres semblables à elle, disparaît peu à peu avec l’expérience, le savoir, souvent incomplets malgré tout, limités par des réserves salutaires, des doutes qui adoucissent la réalité, des théories qui la masquent. Son inconscience du mal qui habite les pensées secrètes et donc les actes visibles des hommes, chaque fois que, par hasard, une pensée néfaste et un courage néfaste se rejoignent, son inconscience devait être forcée avec une brutalité sacrilège […] Et si vous me demandez comment, dans quel but, pour quelle raison, je vous répondrai : Mais, par hasard ! Par le plus banal des hasards, comme effectivement se produisent les événements heureux et malheureux, terribles ou tendres, importants ou insignifiants ; et même ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, les événements de nature si parfaitement neutre que l’on se demanderait pourquoi ils se produisent jamais, si l’on ignorait qu’ils portent, eux aussi, dans leur futilité, les semences d’autres hasards imprévisibles. » 

Joseph Conrad, Fortune (1913)



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