mardi 11 novembre 2008
Dégringole lugubrement
Quand j’avais contemplé les premières floraisons des cerisiers qui s’en donnaient à coeur joie, je m’étais réjoui : “C’est le printemps !” Mais cette pensée n’avait duré que quelques jours. Maintenant, même les cerisiers avaient l’air de regretter d’avoir fleuri trop hâtivement. Avant-hier, un vent humide et tiède soufflait sur mon chapeau et j’avais épongé la sueur mêlée de poussière qui me coulait sur le front. Oui, je m’en souvenais bien. Aujourd’hui, cette sensation me semblait appartenir à l’an passé, tellement le temps s’était refroidi depuis hier. Ce soir, en particulier, le froid s’était accentué. Je me dis que ce changement de temps était insensé ; tout de même, l’hiver était fini ! Relevant le col de mon manteau, je commençai à descendre la pente douce, depuis l’Institut des sourds et des aveugles, le long du Jardin botanique, quand, soudain, venant d’en face, me parvint le tintement d’une cloche qui vibrait dans le ciel tranquille en dessinant comme des vagues à travers la nuit. Il était donc onze heures. J’ignore qui a inventé le dispositif des cloches qui sonnent les heures. Jusqu’alors, jamais je n’avais remarqué la sonorité si particulière de celle-ci. A présent que je l’écoutais avec attention, je découvrir qu’elle résonnait fort étrangement. Un son unique qui se décomposait en multiples réverbérations ― comme un gâteau de riz glutineux très compact que l’on aurait déchiré en lambeaux. Le son principal une fois désintégré, on aurait pu croire qu’il s’était dissous. Mais alors que le tintement s’amoindrissait, ses échos se mêlaient au tintement qui suivait. L’accord s’amplifiait, puis de nouveau s’amincissait avec naturel, devenant aussi ténu que la pointe d’un pinceau. En avançant, je remarquai combien ce son s’amplifiait, combien il s’affaiblissait ensuite. J’avais l’impression que les battements de mon coeur s’intensifiaient puis s’atténuaient comme pour accompagner les modulations des vagues sonores nées de la cloche.
J’en vins même à désirer synchroniser le rythme de mon souffle avec le vibrato de la cloche. Cette nuit, décidément, je ne ressemble pas du tout à un diplômé en droit, me dis-je, et je tournai en hâte au coin du poste de police. Un vent froid me jeta alors au visage de grosses gouttes de pluie qui s’écrasèrent sur ma peau […] Et maintenant, la pluie redouble. Je n’ai pas emporté de parapluie. Je m’admoneste en comprenant que je serai trempé comme une soupe quand j’arriverai à la maison. Je lève la tête vers le ciel. La pluie dégringole lugubrement du plus profond des ténèbres. Peu d’espoir que le ciel redevienne clair.
Soudain, à quelques mètres devant moi, surgit quelque chose de blanc. Je m’arrête au milieu du chemin, tends le cou pour savoir de quoi il s’agit. La chosse blanche continue de flotter dans ma direction. Moins d’une minute plus tard, elle me frôle presque en me dépassant sur ma droite. Deux hommes vêtus de kimonos noirs transportent une boîte semblable à une petite caisse de mandarines, recouverte d’une étoffe blanche. Traversée par une longue perche qui repose de part et d’autre sur les épaules noires des hommes. Ceux-ci se rendent sans doute à un cimetière, ou peut-être à un crématorium. A l’intérieur de la boîte repose certainement un nouveau-né décédé. Les hommes en noir qui portent ce cercueil ne se parlent pas. Ils avancent d’un pas décidé. Ils marchent comme s’il était parfaitement naturel de transporter un cercueil au milieu de la nuit. Stupéfait, je jette un regard rapide sur le cortège qui disparaît dans l'obscurité. Puis, alors que je me retourne pour continuer mon chemin, des voix me parviennent, des voix déjà lointaines. Des voix ni fortes ni faibles. Mais en raison de l’heure tardive, elles résonnent avec une puissance surnaturelle. La première déclare : “Il est né hier et mort aujourd’hui.” L’autre répond : “Il en va ainsi. A chacun son lot. C’est le destin.” Les deux silhouettes en noir m’ont frôlé et se sont évanouies dans la nuit. Ne reste que le martèlement vif des socques en bois qui accompagnent le cercueil et font écho à la pluie.
“Né hier, mort aujourd’hui”, me répété-je en pensée. Si quelqu’un né seulement hier a pu mourir aujourd’hui, il est parfaitement vraisemblable que quelqu’un [...] qui évolue dans le monde des vivants depuis vingt-six ans soit tout à fait qualifié pour mourir [...] Ainsi, grimper cette pente [...], à onze heures du soir, le 3 avril, signifie peut-être que je monte vers la mort. Je me sens peu enclin à poursuivre. Je fais halte à mi-pente. Mais il est possible que cet arrêt veuille simplement dire pause dans l’attente de la mort.
Je recommence à avancer. Jamais jusqu’à cet instant je n’ai compris à quel degré la pensée de la mort peut faire battre le coeur. Maintenant que je l’ai mesuré, je m’inquiète pour la suite : dois-je m’arrêter, dois-je continuer ? De toute façon, dans l’état où je me trouve, une fois que j’aurais regagné ma maison et que je me serais fourré sous mon édredon, l’angoisse me tenaillera tout autant. Comment me suis-je débrouillé pour vivre aussi étourdiment ? Je réfléchis que je n’ai jamais eu le temps de penser vraiment à la mort : j’ai été trop pris par mes examens, et puis le base-ball m’a trop absorbé [...] Mais cette nuit, pour la première fois de ma vie, j’étais parvenu à la conscience réelle qu’un jour ou l’autre, je mourrais. J’avais l’impression qu’une gigantesque masse noire, la nuit, m’enfermait de toutes parts, comme si elle voulait me forcer à dissoudre cette forme qui est mon moi à l’intérieur d’elle-même ― que j’avance ou que je m’immobilise ne changeait rien à l’affaire. Je suis d’un tempérament sans-souci, je l’avoue sans détour, et je manque d’ambition. Si je devais mourir, il n’y a rien que je regretterais véritablement. Mais même si je n’ai rien à regretter en particulier, franchement, je détesterais mourir. Non, je n’ai absolument pas envie de mourir. Pour la toute première fois, me semble-t-il, je prends conscience qu’il est cruel de mourir. La pluie reprend de plus belle, mon manteau est trempé. Quand je tâte l’étoffe, j’ai le sentiment de presser une éponge.
Natsume Sôseki, Échos illusoires du luth (1906), p. 35-40
(Le Serpent à Plumes, 2008, trad. Hélène Morita)
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