vendredi 7 novembre 2008

Même en enfer


"― Tu as cent millions, un souffle passe et te voilà comme un ver. On ne te laisserai rien, mais rien, tu peux y compter. ― Dans l’espace de quelques minutes, belle dame, vous serez une charogne. Il y avait, à votre porte, un pauvre homme qui vous priait, par votre ange gardien, de l’aider à glorifier Dieu et cela vous eût été bien facile. Mais vous étiez attendue chez une autre dame, sans doute, et vous avez failli écraser ce mendiant sous votre voiture. C’était votre droit. Le curé de votre paroisse vous admire et vous avez le saint sacrement dans votre hôtel, au fond d’un oratoire où se répand quelquefois le superflu de votre coeur. Les larbins et les invités en habit noir, et aussi quelques aimables personnes décolletées passent devant la porte entre-bâillée de ce sanctuaire. Vraiment je ne comprends pas que votre chauffeur ait aussi maladroitement raté ce poète. Mais, tout de même, vous êtes une charogne et vous le serez de plus en plus. Ah ! si c’était possible encore, que ne donneriez-vous pas pour contenter ce malheureux, pour fermer sa bouche accusatrice et vocifératrice contre vous ? Or, cela est impossible, à jamais impossible. Votre seule excuse, à supposer que Dieu s’en contente, ― comme le poète ― c’est que vous êtes une idiote pour l’éternité. 
L’infirmité de l’intelligence, chez ces maudits, est adéquate à la dépression des âmes. Eussiez-vous le don de persuasion d’un archange, l’entreprise la plus téméraire serait bien certainement de leur faire comprendre que leur richesse ne leur appartient absolument pas, qu’ils n’y ont aucun droit, sinon par la malice des démons inspirateurs des lois de ce monde et, surtout, par la permission mystérieuse et très-redoutable de Dieu qui se plaît à les confronter ainsi avec leurs victimes, leurs créanciers et leurs juges. Ils ne comprennent pas et ne comprendront jamais, même en enfer, où les poursuivra l’interminable cécité de leur sottise et de leur orgueil."   

Léon Bloy, Le Sang du Pauvre (1909)



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