pour voix, chimes, violon, alto et violoncelle]
Tout
ce qui naît vient à mourir
avec le
temps ; sous le soleil
nulle
chose ne reste vive.
S’évanouissent
douleurs et peines,
les
esprits des hommes, leur verbe.
Quant à
nos anciennes lignées,
autant
dire ombres au soleil, au vent fumée.
Comme
vous, nous fûmes des hommes,
tristes
et joyeux, comme vous ;
et
maintenant, vous le voyez, nous sommes
de la
terre au soleil, sans vie.
Toute
chose vient à mourir.
Michel-Ange
(1475-1564), Frottola
traduction de Pierre Leyris
Que faire de la mort, de la pensée de la mort, de son
tourment, de sa présence en nous, autour de nous ? Une chanson. Pas une seconde
depuis la nuit des temps le glas n’a cessé de sonner, c’est dans son
bourdonnement que se déploie le silence, sur cette basse continue que s’appuie
toute musique, pour la nier ou pour s’y fondre.
Chiunche
nasce a morte arriva
nel
fuggir del tempo ; e'l sole
niuna
cosa lascia viva.
Une frottole, au temps de Michel-Ange, c’est ni plus ni
moins qu’une chanson. Bientôt il connaîtra le raffinement du madrigal mais la
frottole est populaire, simple, homophone, trois ou quatre voix dont la plus
aiguë porte la mélodie et file droit, claire et profane. Raccontare frottole, dit-on aussi de
façon plaisante, en italien, et c’est comme chez nous raconter des histoires,
inventer, chansons que tout cela. Tout finit par des chansons, vidons
cette phrase de toute la gaieté désinvolte qu’y a mis Beaumarchais et nous ne
sommes finalement pas loin de l’Ecclésiaste. Nos vies sont des chansons
dérisoires, et c'est un très vieil air que celui-là.
Manca
il dolce e quel che dole
e
gl'ingegni e le parole ;
e le
nostre antiche prole
al sole
ombre, al vento un fummo.
Au vent
fumée. Rien
de plus qu’une chanson, mais rien de moins. La chanson première, celle qui
apaise, le murmure de la voix maternelle. Celle qui console. Dors, mon enfant, tu vas mourir.
Cette douceur du sommeil, aime-la, elle t’attend. Pris dans les voiles de ce souffle,
bercé, mêlant le nôtre au sien, reprenant le refrain, des chansons nous portent
et tant pis si ce sont des blagues, des mensonges, des frottoles, cela nous
tient chaud, un peu, ce velours tendu sur le froid du tombeau. Pas plus celui
de Jules II que le tien ne tiendra debout à la fin des siècles, toute chose
vient à mourir et si tout art est chanson la musique le sait mieux que nul
autre. Avec le temps, va, tout s’en
va,
peut-elle choisir de dire des sanglots dans la voix, mais nous ne parlons pas
de cette musique-là. On chuchote dans les cimetières et c’est très bien.
Douceur toujours, souffle retenu : nulle gravité, nulle compoction, rien de
contraint. Seulement parler assez bas pour qu’on puisse entendre une réponse,
bien qu'on sache qu’elle ne viendra pas. Adieu donc harmonie et marche funèbre.
Les morts aussi ont besoin de berceuses. On choisira le tempo le plus calme, le
pouls le plus lent. Encore plus lent ? Encore plus lent. Descends,
descends encore. Voilà. Ferme les yeux. Fais le mort, c’est un jeu.
Come
voi uomini fummo,
lieti e
tristi, come siete ;
e or
siàn, come vedete,
terra
al sol, di vita priva.
Ogni
cosa a morte arriva.
Ce n’est pas de la tristesse,
ce n’est pas de l’effroi,
ce
n’est pas une douleur,
ce n’est pourtant pas une joie ?
Jadis nos yeux étaient intacts,
dit la suite du
poème,
chaque
orbite avait sa lumière ;
ils
sont affreux, vides, éteints ;
voilà
ce que le temps apporte.
Ces vers n’ont pas été mis en musique. C’est un jeu, les
yeux fermés : on dirait que le temps s’arrête, on ferait comme si les morts
chantaient. Nos orbites ont encore leur lumière.
Et de Frottola, de cette pièce
qui s’appelle Frottola et qui susurre en frémissant à peine les mots graves
d’une ombre qui fut et qui s’en moque Michelangelo di Lodovico Buonarroti
Simoni, émane une très faible lumière, comme une braise, ni feu de joie ni
brasier infernal : un simple rougeoiement parmi la cendre.
Ecoute comme les
instruments rougeoient, fugitivement, animés par le souffle de la voix. Ecoute
ces couleurs changeantes et brèves, ces lueurs dans l’obscurité, feux follets.
Le temps a passé, les mots se sont presque effacés.
Quelque chose s’éteint, mais quelque chose brûle. Une âme,
peut-être ― grand mot, petite
chose. Ogni cosa. Il faut que la nuit se fasse, en toi, autour de toi, pour
l’entendre, ce n’est presque rien : une frottole, une chanson. C’est si
beau.
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