lundi 8 décembre 2008
Pompes ombreuses
« Qu’est-ce que la vie ? L’obscurité et le vide informe pour commencer, ou avant tout commencement ; puis cette pâle fleur de lotus qu’est la conscience humaine, flottant sur des eaux sans rivage ; puis quelques sourires radieux et des flots de larmes ; un peu d’amour et des luttes infinies ; des murmures issus du paradis et des railleries féroces émergeant d’un chaos anarchique ; la poussière et les cendres et, une fois encore, l’obscurité envahissante, comme si elle avait toujours été là, cernant ainsi notre existence fabuleuse, réduite à une île. Telle est la vie humaine, telle est pour l’homme l’inévitable somme de rire et de pleurs ― de ses soumissions et de ses actes ; de ses mouvements en tous sens vers tel ou tel but ; de ses soi-disant réalités et de ses refus intransigeants, pompes ombreuses et ombres pompeuses ; de tout ce qu’il croit ou découvre, de tout ce dont il assure le succès ou l’échec, de tout ce qu’il invente ou anime, aime, déteste, ou espère et redoute à la fois. Il en est ainsi, il en a toujours été ainsi et il en sera ainsi pour l’éternité.
Cependant, l’abîme le plus insondable en laisse entrevoir un autre, plus insondable encore ; et dans les vastes demeures de la fragilité humaine, se trouvent des chambres distinctes, plus ténébreuses, d’une fragilité plus délicate et plus achevée. Que soixante-dix ans marque pour l’homme le terme d’une existence agréable et, plus encore, que bien avant cet âge, sa beauté et sa force soient tombées parmi les herbes folles de l’oubli, c’est là pour nous un signe de fragilité ; mais il est une fragilité en comparaison de laquelle ce cours ordinaire de la vie semble durer une éternité. Il est des cas, et ils ne sont pas rares, où une seule semaine, un seul jour, une seule heure, balaie tous les vestiges et les jalons d’une félicité mémorable ; où la ruine se propage plus vite que les averses sur les flancs des montagnes, plus vite que “les sons égrenés par un musicien” ; où “c’était” et “ce n’est plus” sont des mots prononcés par la même personne à la même minute ; où le soleil, qui à midi éclairait un univers stable et prospère, découvre, bien avant le crépuscule, un naufrage absolu, jusqu’à abolir totalement le souvenir le plus fugace d’un vaisseau voué au naufrage ou d’un naufrage voué à l’oubli. »
Thomas de Quincey, La roue du malheur (The Household Wreck, 1837), début
traduction d’Isabelle Py Balibar (José Corti, 1996)
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