Si,
du moins, on pouvait se persuader que le temps n’existe pas, qu’il n’y a aucune
différence entre une minute et plusieurs heures, entre un jour et trois cents
jours, et qu’on est ainsi de plain-pied partout ! Ce qui fait tant souffrir, c’est
la limite succédant toujours à la limite.
Notre
âme captive dans un étroit espace n’en sort que pour être enfermée dans un
autre espace non moins exigu, de manière que toute la vie n’est qu’une série de
cachots étouffants désignés par les noms des diverses fractions de la durée,
jusqu’à la mort qui sera, dit-on, l’élargissement définitif. Nous avons beau
faire, il n’y a pas moyen d’échapper à cette illusion d’une captivité
inévitable constituée successivement par toutes les phases de notre vie qui est
elle-même une illusion. C’est la plus dure contrainte pour des créatures
formées à la ressemblance d’un Dieu immuable et éternel.
Un
de mes amis, un de mes frères vient de mourir. Il est élargi, celui-là. Il sait
maintenant, depuis une heure, qu’il n’y a pas d’heures, que toutes les heures
ou minutes ne sont absolument rien que des invitations, passagères autant que
la foudre, à l’incompréhensible éternité.
Mais
moi qui souffre de sa mort et pour qui les heures de souffrance paraissent
avoir une durée infinie, je ne le sais pas, je ne le vois pas. Je ne vois pas
même que la chère image, retenue en vain par toutes les énergies de mon cœur et
de ma pensée, s’éloignent de moi comme les arbres du chemin s’éloignent du
voyageur. La voilà déjà presque indistincte et s’effaçant de plus en plus. J’essaie
de comprendre ce que me dit la Liturgie, à savoir que “la vie n’est pas ôtée,
mais changée”, et que par conséquent, l’adieu qui me fut si cruel n’était qu’un
au revoir dans une maison nouvelle qui est à deux pas de mon seuil. Seulement
je mesure ces deux pas avec le myriamètre qui me sert à mesurer le temps de ma
douleur et je continue à ne pas comprendre.
Léon
Bloy, Méditations d’un solitaire en 1916, XXII
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