jeudi 4 décembre 2008

Sous tes yeux



Sous tes yeux est un album. Qu’est-ce qu’un album ? Une surface blanche, assurément. Dans l’antiquité, c’était un pan de mur enduit de plâtre où l’on inscrivait les avis importants. On lui a ajouté amicorum et le pan de mur s’est fait tablette puis luxueux cahier, on l’emportait en voyage et les bonnes rencontres, les moments mémorables se voyaient résumés par un dessin, une sentence, un poème, un compliment : l’album en se faisant mobile plongeait dans la nuit des souvenirs et en revenait avec une image. L’image a fini par prédominer (et quelque peu déchoir en se mécanisant), l’album par désigner d’une part un ensemble de pages plastifiées piégeant des instants pas forcément mémorables à coup de flashes dans des yeux rouges, et d’autre part une collection de vignettes en couleur où pendant ce temps, à Djibouti ("mon vieux Milou, nous sommes perdus !"). Décadence de l’album. Aussi à première vue Sous tes yeux ressemble à une bande dessinée, ce qui pour moi n’est pas infamant du tout ; mais cependant on enfoncerait son doigt dans la plus obscure cavité ― dans tes yeux ― si on s’imaginait que c’en est une. 

Sous tes yeux est plutôt et donc, on y revient, une surface blanche. Au commencement était le blanc. Un écran, si vous préférez. Et voilà qu’apparaît l’opérateur. On ne le présente plus : c’est François Matton. Pour l’occasion il s’est déguisé en moine zen. Mais on l’a reconnu, sous le faux crâne chauve en plastique, la petite natte en fibre synthétique. Et quand il nous dit : la beauté est sous tes yeux, le bonheur ici et maintenant, dissous-toi dans le flux, admire le monde en tous points admirable, on serait assez porté à le croire ; quand il nous dit que ces strips en trois cases sont des haïkus graphiques, on hoche la tête, mais oui c’est ça ; et ses élégants dessins taiseux flottent doucement dans l’aimable blanc, portés par une douce poésie, regard, présence au monde, concentration, amour, humour, tout va bien. 


Sous tes yeux commence d’ailleurs ainsi : Ordinairement tu te dis : "tout va bien". Mais très vite un doute s’insinue, sous la forme d’un araignée : est-ce que tu vas si bien que ça ? Au fond rien ne va. Il a suffi d’une autre image pour tout ficher en l’air, d’une juxtaposition pour tout foutre par terre. Sur la terre comme au ciel : on peut appeler cela dualité, pour rester sur les marches du temple. Friction. Récit. Narration. Ça y est, c’est foutu. On a beau en dire le moins possible, ça raconte tout de même une histoire. Et l’on sait que les histoires finissent mal. Alors François Matton, en virtuose transformiste, jette aux orties sa robe et ses socques, saute dans le Transsibérien et produit bientôt à la douane un faux passeport répondant au nom de Lev Koulechov. Le fameux effet, il en exploitera toutes les combinaisons, vous pouvez lui faire confiance, ces chercheurs russes sont très méthodiques. Evidemment adieu la paix, la lumière et la joie. Il fait froid en Russie, un courant d’air glacé passe sous la porte du laboratoire. C’est à devenir fou, gémit le professeur Matton, franchement les amis toutes ces contaminations sémantiques m’ont donné la fièvre, trompeuses images, pouce, je ne joue plus. 


Il peut tout faire. C’est angoissant. Une image chasse l’autre, autant dire une émotion, une humeur, une raison de vivre. C’est bien beau l’impermanence, mais à quoi se raccrocher ? C’est bien joli le flux, mais vous ne trouvez pas que le courant est un peu fort ? Heureusement notre héros a plus d’un tour dans son sac : deux traits au-dessus de sa tête, et c’est une branche à laquelle il se suspend, et le sens avec lui. C’était si simple ! Où était la solution ? Je ne te le fais pas dire : sous tes yeux !! François et le sens se balancent ainsi, doucement, au-dessus du flot des images. Profitant de leur position élevée, ils se moquent un peu : va donc, eh, cliché ! retourne à Épinal ! C’est qu’ils se méfient, maintenant. L’oeil se plisse, l’oeil s’affûte. On ne la lui fait plus. Ces quelques pattes de mouches éparses, ce sont aussi bien des sauterelles à Palmyre que des chauves-souris en Amazonie, n’importe quoi. 

À la fin de l’album les couleurs se retirent, le noir envahit tout. François ricane un peu (this is the end... my friend...) et il a bien le droit, car c’est une mort pour rire. La vie a une fin, le bonheur a une fin : mais pas un album. D’abord, on peut le relire. Et pas forcément en commençant par le début. On sent même qu’on est invité à rebrousser chemin. À fermer l’album et à l'ouvrir au hasard. À lire une page en diagonale, de gauche à droite comme si deux n’en faisaient qu’une, la tête en bas. En faisant comme si le temps n’existait pas. Le temps et ses regrets ses peines et ses douleurs, toutes ces histoires, oublie-les. Suspends ton oeil à ce trait dont la pauvreté fait confiance à la richesse de ta mémoire. Prends un peu plus le bonze au sérieux ; tire sur la natte, aïe, elle était vraie ; feuillette le monde d’un doigt souriant. C’est le plus luxueux des albums, sa moindre vignette un vivant poème ; tu n’as qu’à le lire amoureusement, infiniment. Tu le savais pourtant. 

Prestige retrouvé de l'album, plâtre frais des places romaines, livre d'images, petit miracle : grimé pour mieux surprendre en un 62 pages cartonné couleur, tel un bon vieux Tintin ― ces moines zen sont d’un facétieux.



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