mercredi 16 septembre 2009

Cette antipathie séculaire


Les Mémoires de Jammes, encore. Mais c’est qu’ils sont exquis. Le Poète a vingt ans : 





Il me souvient d'un certain général Grivet, retiré à Ogenne-Camptort, et qui, durant tout le déjeuner, et aux courses ensuite, ne cessa de répéter que le beau Danube bleu est une invention des poètes, et que ses eaux bourbeuses ne roulent que des chiens morts. Il pensait m'être désagréable. 



Il fait d'étonnantes rencontres : 

Comme on venait de s'attabler dans la vaste cour intérieure, nous vîmes entrer un personnage bien singulier. Il était revêtu du mieux taillé des habits noirs, — on en portait encore. Sur sa large poitrine ballaient d'exotiques décorations, dragons d'or, soleils d'émeraude, pompons d'épinard. Il tenait d'une main un sceptre de jade, et, de l'autre, un jonc phénomène. Il souleva sa coiffure qui avait la forme d'un abat-jour et qui ne reposait sur le crâne que par une armature de liège et de cuir. Il embrassa mon beau-frère et ma sœur d'un air rituel. Il devait sans doute leur présenter ses hommages, car l'on voyait, sous ses bajoues, aller et venir sa barbe de bonze. J'omettais de dire qu'il était chaussé d'escarpins vernis couronnés de choux de soie noire. Ce convive avait nom Adolphe Poeymirau, il était le cousin de l'époux et le frère aîné du général qui s'illustra, durant la Grande Guerre, sur les fronts français et marocain. Adolphe, à cette époque déjà lointaine, était quelque chose au Tonkin comme qui dirait garde des sceaux. Les dames d'Hanoï venaient consulter ce célibataire endurci sur la manière dont il faut barder le filet de bœuf, flamber les bécassines, vaniller la crème à la Chantilly. Il demanda un fauteuil pour s'asseoir à la place d'honneur, changea son lorgnon pour d'énormes lunettes, et commença de manger. Les enfants qui étaient autour de la table ne le quittaient pas des yeux. Effrayés d'abord par ce personnage rabelaisien, ils ne furent bientôt plus qu'étonnés. L'un d'eux commença de s'esclaffer en le voyant, entre deux rouges bords vidés chacun d'une haleine, remonter sa montre qui avait plutôt la dimension d'une pendule. Puis les autres s'enhardirent, et tous d'éclater de rire enfin, en le voyant projeter dans sa bouche grande ouverte un petit four après l'autre, jusqu'à la douzaine, et sans qu'il parût seulement y mordre au passage.
 Il est mort au Tonkin d'une indigestion, et j'ai retenu le mot charmant d'une vieille et austère théologienne de ses parentes qui l'aimait bien, encore que la vie d'un tel colonial lui parût bien scabreuse : « Ce pauvre Adolphe doit être au Ciel, car Dieu n'a jamais dû le prendre au sérieux ! » 

... et prend de merveilleuses leçons d'élégance :
 

Une demeure des environs d'Orthez, où je me rendais bien volontiers aussi, était celle de mon vieil ami Amaury de Cazanove. Il était bien plus âgé que moi, d'une vingtaine d'années, et, malgré ce prénom, il était fort noble, de famille et de caractère. Il avait ce don, que je prise fort chez les gens de race, de parler sur le même ton, des mêmes choses, et avec le même sentiment, au dernier des roturiers et au plus titré des aristocrates. Il tranchait en cela avec ces douteux hobereaux qui se gobent entre eux, marquent de la distance aux bourgeois, et affectent, avec le paysan et le peuple, une trivialité de langage que ceux-ci, dans leur for intérieur, jugent bébête. Je crois d'ailleurs qu'à de tels symptômes on peut diagnostiquer la bâtardise ou l’emprunt. Cazanove n'avait pas le sens du ridicule, et c'est pourquoi il ne l'était point. Poète en gentilhomme et, souvent, plus qu'en amateur, il goûtait sans l'ombre d'une jalousie, à cœur ouvert, les vers des autres. Je l'ai entendu essayer de convertir à son enthousiasme tour à tour, dans le même après-midi, un député, un négociant, un charcutier et un huissier, en leur déclamant d'une voix de trompette un sonnet de José-Maria de Hérédia. 
Il le leur récitait en plein air, le chapeau sur l'oreille, chaussé de bottes à éperons, tenant d'une main sa cravache et de l'autre sa pipe d'écume culottée comme un croquemort.
J'observai que le député — qui était du commun — avait honte, il lui tardait que cette manifestation prît fin ; le négociant souriait avec indulgence ; seuls le charcutier et l'huissier hochaient la tête d'un air convaincu, admettaient que puisque les poètes existent, il ne les faut point négliger. Que de fois j'ai plaint de tout mon cœur le jeune homme au front candide qui va livrer ses essais au public d'un salon ! 
Il n'en est pas au troisième hémistiche que le tintement d'une pincette ou d'une théière se fait discrètement entendre en signe de protestation.
 Ce petit charivari en sourdine provient de mouvements réflexes qui ont leur siège dans cette antipathie séculaire qui faisait mettre par Platon les poètes à la porte de sa République. Cazanove était admirable. Il faisait abstraction de l'hostilité sournoise. Et, si je la lui signalais, il me répondait avec sa manière de grand seigneur, et au sujet de n'importe qui : « Il est charmant. »



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