mercredi 28 août 2013
Ce qui n'est pas noté
« La vie entrait toute seule en lui, comme une hôtesse tyrannique ; il ne l’appelait pas, mais elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration.
Et, pour la première fois, la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude. La poésie était la force créatrice dont il vivait. Il en était littéralement ainsi. Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie : il lui était donné de savoir avant de mourir que la vie c’était l’inspiration, oui, l’inspiration. Et il se réjouissait qu’il lui eût été donné de connaître cette ultime vérité. Tout, l’univers tout entier était poésie : le travail, le galop d’un cheval, un maison, un oiseau, un rocher, l’amour : toute la vie entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. Et il devait en être ainsi, car la poésie c’est le verbe.
Même maintenant, les strophes venaient facilement, l’une après l’autre, et bien qu’il ne notât plus depuis longtemps ses vers, qu’il en fût depuis longtemps incapable, les mots n’en venaient pas moins avec aisance, dans un rythme donné et à chaque fois extraordinaire : la rime était exploratrice, c’était l’instrument d’une quête aimantée des mots et des concepts. Chaque mot était un morceau d’univers, il répondait à la rime, et l’univers entier défilait avec la rapidité d’une machine électronique. Tout criait “prends-moi !”, “non, plutôt moi !”. Il n’était pas besoin de chercher. Il fallait simplement sélectionner. C’était comme s’il y avait là deux hommes à la fois : celui qui composait, qui avait lancé sa toupie à la volée ; et un autre qui choisissait et qui, de temps en temps, arrêtait la machine emballée. Et lorsqu’il vit qu’il était deux hommes à la fois, le poète comprit qu’il était en train de créer de véritables poèmes. Et quelle importance qu’ils ne fussent pas notés ?
Transcrire, publier, tout cela n’était que vanité. Tout ce qui se crée de manière non désintéressée n’est pas le meilleur. Le meilleur est ce qui n’est pas noté, ce qui a été créé et qui a disparu, qui s’est dilué sans trace aucune, et seule cette joie de la création qu’il ressent et qu’on ne peut confondre avec rien prouve qu’un poème a été composé, que le merveilleux a été créé. Mais ne se trompait-il pas ? Sa joie créatrice était-elle infaillible ?
Il se rappela combien les derniers poèmes de Blok étaient mauvais et faibles du point de vue poétique et il pensa qu’apparemment, Blok ne s’en était pas rendu compte. »
Varlam Chalamov, Cherry-Brandy
in Récits de la Kolyma
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