"[…] A Ville-d’Avray, par un clair soleil d’hiver, sur les quatre heures et demie
d’une récente relevée, un brun mendiant, assez bien pris, même, en ses
haillons, se tenait debout, — au coin de la grille ouvragée, grande ouverte, —
à l’entrée d’une maison de plaisance aux persiennes fermées, dont il semblait
l’inconscient factionnaire. La voûte prolongée du porche, derrière lui,
aboutissait à des jardins ; c’était en l’une des rues à peu près désertes, à
cette heure-là surtout, les villas étant closes depuis septembre.
La tête
fatiguée de jeûnes, pâlie et profondément triste de ce nécessiteux, prenait
donc on ne sait quelles inflexions d’inespérance ; parfois, avec un soupir dont
le souffle lui gonflait les narines comme des voiles, il élevait de grands
regards, presque mystiques, vers les nuées du soir, — vers les mouvantes
cuivreries solaires que déjà bleutait vaguement le crépuscule.
Autour
de lui, par les frigidités aériennes, flottaient de lointaines odeurs de fleurs
sèches, émanées des environs de cette localité champêtre, — et aussi de saines
senteurs de paille et d’herbées, provenues, celles-ci, d’une assez épaisse
litière de frais fourrages nouveaux, entassée au long du mur, près de lui, sous
l’entrée même de la riante habitation.
Soudain,
là-bas, au détour d’une buissonneuse venelle, apparut, s’engageant à petits pas
pressés, sur le terreau de la rue, — enfin, se hâtant, la voilette sur le
minois et tout en fourrures sur velours, avec de menus frissons et les mains au
manchonnet, — une jolie passante.
Une
très jeune femme... toute simplement Mlle Diane L..., — si ressemblante à notre
célèbre Mme T***, que, s’il faut en croire les dires, plusieurs d’entre les
enthousiastes de la diva se seraient consolés, aux pieds mignons de ce féminin
sosie, des rebelles austérités de l’étoile : en un mot, sa doublure d’amour,
artiste aussi (...)
En peu
d’instants elle se trouva proche de l’indigent, qu’elle entrevit à peine, —
assez, toutefois, pour qu’en une mélancolie elle tirât, d’un repli de soie perle
du manchon, son porte-monnaie, car son petit coeur est aumônieux et
compatissant. Du bout de sa main, gantée d’un très foncé violet, elle tendit
une pièce de deux francs, en disant d’une voix polie, glacée et musicale
:
—
Voulez-vous accepter, s’il vous plaît, monsieur ?
À ces ingénues paroles, et
tout ébloui de la salubre offrande, le candide pauvre balbutia :
—
Madame... c’est que... ce n’est pas deux sous, c’est deux francs !
— Oui,
je sais bien ! répondit en souriant, et se disposant à s’éloigner, la charmante
bienfaitrice.
—
Alors, madame, oh ! soyez bénie, oh ! du fond de mon coeur ! s’écria tout à
coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis avant-hier, ma
femme, hélas ! ma pauvre chère femme et mes enfants n’ont rien mangé ! Ce que
vous nous donnez, c’est la vie ! Oh ! que vous êtes bonne, madame !
L’accent,
l’élan de gratitude qui faisaient haleter cette voix étaient si sincères, si
poignants, que la jeune artiste se sentit remuée aussi et qu’une larme
lui vint au bout des cils ! Elle pensait : “Comme, avec peu de chose, on fait
du bien !”
—
Tenez, reprit-elle tout émue, — puisque c’est comme ça, je vais vous donner
encore cinq francs.
Sept
francs ! A la fois ! A la campagne !... Un véritable spasme d’allégresse ferma
les yeux du mendiant, qui savoura, sans vaine parole, en soi-même, l’inattendu
de cette aubaine. Inclinant le front, avec un délicat respect, sur le bout des
doigts de Mlle L... :
— Nous
ne méritons pas... Ah ! si toutes étaient comme vous ! Ah ! vénérable jeune dame
!
Attendrie
en présence de cette détresse heureuse que son aumône avait calmée, l’exquise
enfant laissa baiser humblement le bout de son gant parfumé ; puis, se
dégageant doucement la main, elle rouvrit sa petite bourse.
— Ma
foi, dit-elle, je n’ai qu’une pièce de dix francs : tant mieux, prenez-la.
Cette
fois, le gloussement d’un merci des plus inarticulés s’éteignit, à force
d’émoi, dans la gorge du vagabond : il regardait la pièce d’or d’un air hébété
! Douze francs, d’un seul bloc, d’une seule rencontre ! Il était devenu grave.
A l’idée évidente de sa femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une
quinzaine, des horreurs du dénuement, l’honnête pauvre frémissait d’un si
intense besoin d’actions de grâces qu’il ne savait plus comment les formuler ni
comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour lui l’image
même de la Charité, jouissait, intimement, de l’embarras presque sacré du
malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les secrètes ivresses de
l’apothéose. Pour exalter encore, s’il se pouvait, le paroxysme du sensible
indigent, elle murmura :
— Et
j’enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami !
Pour le
coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir à sa famille, le fit
presque chanceler. Il ne trouvait rien à dire !! Son bonheur, d’une part, — et,
d’autre part, son impuissance à prouver, à témoigner, par quelque acte
héroïque, fût-ce au prix de ses jours, la sincérité de son effrénée
reconnaissance, l’oppressaient jusqu’à la suffocation. En un transport dont il
ne fut pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce
mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu’elle s’y sentait pure et
devenue la vision d’un ange. En l’oubli de toute
convenance, il l’embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de “Ma femme ! mes enfants !”
qui inspirèrent à la je une artiste la conviction qu’elle pouvait doubler
la Providence comme elle doublait Mme T***. Si bien que ni l’un ni l’autre, au
fort du quiproquo de cette extase réflexe, ne se rendit compte que, par des
transitions d’une brièveté vertigineuse, la belle Diane se trouvait à demi
posée, à son insu, sur la litière agreste et que, maintenant, elle subissait —
avec une stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui était
plus permis) — la possessive étreinte de son trop expansif obligé, lequel, sous
une rafale de baisers (oh ! bien sincères !) étouffait, sans même y prendre
garde, toute exclamation d’appel, et ne cessait de lui entrecouper à l’oreille,
en des sanglots célestes, ces mots pénétrés de ravissements :
— Oh !
merci pour ma pauvre femme !! Oh ! que vous êtes bonne !... Oh ! merci pour mes
pauvres enfants !
Quelques
minutes après, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors et s’approchant
dans la rue jusque-là solitaire, ayant rendu, comme en sursaut, l’irresponsable
Lovelace au sentiment de la réalité, la jeune artiste put se dégager d’un bond,
s’échapper — et, déconcertée, défrisée, les joues roses, le sourcil froncé, se
rajustant de son mieux, à la hâte, — reprendre le
chemin de sa voisine villa, pour s’y remettre. En marchant, elle se jurait qu’à
l’avenir — non seulement les dons offerts par sa main droite resteraient
ignorés de sa main gauche et qu’elle ne jouerait plus les séraphins à douze
francs la personne, — mais qu’elle saurait couper court aux premiers
remerciements de ses chers besogneux.
Les
voiles du soir s’épaississaient. A l’angle de sa route elle se retourna, tout
effarée encore de cette aventure : un réverbère, en s’allumant, éclaira, près de
la grille, la face brune, aux dents blanches, du mendiant... qui souriait dans
l’ombre — et la suivait d’un long regard chargé d’une reconnaissance infinie !"
Villiers
de l’Isle-Adam, Les
délices d’une bonne oeuvre (1888)
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