On ne
peut pas vivre la vie comme un rêve. Le temps réel avec ses réalités est sans
appel. La seule issue est d'oublier. Il y a la bénédiction des séparations.
L'un ne se coule pas dans l'autre et ne se perd pas dans une forme double. Le
présent est une ligne effilée, sur laquelle l'avenir s'épure, devenant du
passé. Les morts ne se réveillent plus. Sauf dans le rêve, qui est hors du
temps, de l'espace, dépourvu du poids des choses, et qui descend sur nous comme
une saveur multiple, comme le projet d'une création qui ne fut pas accomplie.
L'avantage de l'état d'éveil, c'est l'événement vécu. C'est une ancre immuable
jetée dans les flots du devenir ; un canot est bercé par les petites vagues
d'une rivière, il se balance d'un côté et de l'autre au bout d'un filin, il
flotte sur place du matin au soir et même de nuit, quand on ne le voit
pas.
Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn,
tome I, p. 262
"Sans droits ?" Il partit d'un grand rire.
"Sans droits ? Sans droits ? Tout le monde est sans droits. Chacun à sa
manière. Un roi n'a aucun droit, lorsqu'un ennemi l'a vaincu. Le juge est
démuni, lorsqu'il est accusé. Le sujet est sans droits, lorsqu'il est traduit
en justice. L'animal est sans droits, lorsque, quittant la nature sauvage, il
est dévoré ou tombe dans une trappe ou dans une écurie. Le mort est sans
droits, car il est moins qu'un objet. L'arbres est sans droits, car on lui vole
ses fruits et on l'abat. La pierre est sans droits, car on la fracasse. Seules
les étoiles sont dans leur droit, car les mains des hommes sont incapables de
les cueillir."
Ibidem, p. 301