mercredi 30 juillet 2014
Vive Jahnn
En 1936, Hans Henny Jahnn (1894-1959) achève Le Navire de bois. C’est un bref et étrange roman, lyrique et violent, plein de symboles et de mystères ; ses questions sans réponses sont l’image même du destin tourmenté des hommes. En soi déjà, un étonnant et très beau livre. Mais son éditeur, absurdement, prie Jahnn de l’augmenter d’un court chapitre explicatif, de résoudre quelques-unes de ses plus brûlantes énigmes. L’incompréhension peut être féconde. Jahnn se lance dans la rédaction — elle l’occupera pendant dix ans — des Cahiers de Gustav Anias Horn, après qu’il eut atteint quarante-neuf ans. Soit, en deux tomes, le journal intime, écrit trente ans après les faits relatés dans le Navire, par l’un de ses personnages principaux. Le tout formant la trilogie Fleuve sans rives.
Les Cahiers comptent 1500 pages — serrées. Cette disproportion peut sembler monstrueuse. Ce serait compter sans le génie de Jahnn. Car le miracle, c’est que ces mille cinq cents pages sont toutes portées à incandescence, que leur tension et leur beauté ne faiblissent jamais. Jahnn les a découpées en douze chapitres, de Novembre à Novembre, à nouveau. Gustav tient donc ce journal pendant une année, qui sera la dernière de son existence. S’y mêlent inextricablement le temps présent, la remémoration des trente ans qui l’ont précédé, marqués par un crime inexpiable, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Les mystères du Navire n’y seront pas élucidés, ou seulement partiellement. Jahnn nous offre bien plus que de pauvres lumières : toute une vie faite d’obscurités. Essayons de le dire simplement : Gustav est quelqu’un qui fait tout de travers. Un homme maladroit, qui ne se comprend pas lui-même. Mais qui inlassablement cherche à comprendre, scrutant ses actes et ses pensées, souvent déroutants — dans une langue constamment somptueuse, surprenante, frémissante, magnifiquement imagée.
Rien d’abstrait pourtant. La vie de Gustav est riche de drames, et les Cahiers, en plus d’être l’impressionnante radiographie d’un cerveau malade, sont composés d’une multitude d’épisodes pour ainsi dire bêtement passionnants. C’est à la fois un roman d’aventures (on y voyage pas mal, d’Amérique du Sud en Afrique en passant par la Suède et la Norvège, et Jahnn est un fabuleux paysagiste) et un roman fantastique (on y croise des trolls et des morts-vivants, et jusqu’au diable lui-même en la personne d’un terrifiant valet ; on y assiste à une incroyable transfusion sanguine). Une enquête policière. Le récit d’une vocation — Gustav deviendra un compositeur, et c’est un livre profondément musical. Un ensemble de réflexions déconcertantes et stimulantes sur le bien et le mal, la société, le désir, la vie animale (un des personnages majeurs du livre est ainsi une jument). Et bien sûr, et peut-être avant tout, un roman d’amour — l’amour unique et déchirant que Gustav porte à Alfred Tutein, l’autre héros de ce livre hors normes.
Serait-ce la singularité de cet amour — jamais dans tout le livre ne sera employé le mot d’homosexualité ni aucun de ses synonymes, Jahnn ne discourt pas à ce sujet, il est irrécupérable — qui a empêché Fleuve sans rives de rencontrer le public qu’il mérite ? Plutôt, sans doute, sa totale et complexe originalité (à l'image de la vie de Jahnn, entre autres choses facteur d'orgues, éleveur de chevaux et fondateur d'une éphémère communauté mystique...). Mais aux lecteurs aventureux je promets des heures d’enchantement, jusqu’à la catastrophe finale, bouleversante : la dernière fois que j’ai connu ce frisson, je crois, c’était dans les dernières pages d’Au-dessous du volcan. Comme le chef-d’œuvre de Malcom Lowry, l’incomparable livre de Jahnn est un des très grands romans du vingtième siècle. Grâces soient rendues aux éditions José Corti, qui au milieu des années 90 ont tenté — très apparemment sans succès — de le diffuser en France, et à ses valeureux traducteurs, Huguette et René Radrizzani — je ne lis hélas pas l’allemand, mais on sent, on sait à lire leur version qu’elle est impeccable.
(Bon, je m’arrête là, même si j’aurais encore beaucoup à dire, il paraît que l’enthousiasme peut être pénible.)
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Merci, Didier, de m'avoir fait rencontrer Jahnn. "Des heures d'enchantement", comme vous dites. Un seul problème : tenir, retenir, le premier tome des Cahiers entre mes faibles mains mais l'enchantement fut le plus fort. (il m'arrive de signer X)
RépondreSupprimerVoilà qui me fait plaisir, chère Michèle. (Il est vrai que ces gros volumes sont peu maniables (moi qui aime lire en prenant un bain, vous imaginez…))
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