Faire
confiance aux signes : il y a une semaine, dans une fête, quelqu’un évoque
devant moi Karoo, d’un certain Steve Tesich (jamais entendu parler) ; trois
jours plus tard quelqu’un, sur Twitter, me conseille le même livre ; très bien,
je me rends — à la bibliothèque. J’ai d’abord un peu de mal à rentrer
dedans (je parle du livre) ; c’est que la quatrième de couverture m’a vendu “l’humour corrosif” de la chose, il est question d’un scénariste de cinéma
cynique et alcoolique et je m’attends plus ou moins à une satire, une comédie
new-yorkaise enlevée — or dans cette optique le style est un peu laborieux, le
rythme traînant. Mais bientôt je m’adapte au singulier regard de Tesich, au tempo ratiocinant de son lamentable héros, le
drame se noue et je comprends que c’est dans une déploration funèbre que je me
suis embarqué, un livre cruel certes mais aussi plein de sentiment, de
compassion, de rêves brisés, un livre beaucoup plus triste et plus ambitieux
que je ne l’avais subodoré, tout ensemble et excusez du peu réécriture d’Œdipe
et d’Ulysse. Faire confiance aux signes, faire confiance aux livres : les
meilleurs déjouent vos attentes, sont toujours autre chose que ce qu’on
imagine, et d’ailleurs s’ils ne le sont pas mieux vaut laisser tomber.
À
propos d’humour corrosif, et de littérature américaine, il faut bien que je
dise un mot des livres de David Foster Wallace, qui m’ont occupé une bonne
partie du mois de mai. Si l’on peut se passer de son premier roman, La fonction
du balai, que Wallace a du reste renié et non sans raison (c’est un poil
lourdingue), ainsi que de La fille aux cheveux étranges, son premier et pas
très fameux recueil de nouvelles, il faut se précipiter sur Un truc soi-disant
super auquel on ne me reprendra pas (par quoi j'ai commencé), enthousiasmante collection d’articles
originellement parus dans je ne sais plus quel magazine de la côte ouest, le
mot article étant trompeur dans la mesure où ces textes sont le plus souvent
aussi longs que de petits romans, et se dévorent comme tels : qu’il décrive une
foire agricole dans le Midwest (un sommet de comique), le tournage de Lost
Highway de David Lynch, une croisière de luxe dans les Caraïbes (un autre
sommet), ou qu’il fasse le portrait d’un jeune espoir du tennis, Wallace sait
être passionnant et hilarant, et toujours extrêmement brillant. Cette
brillance, cette ironie, et aussi ce fond de désespoir (et ces interminables notes en bas de page), on les retrouve dans
son impressionnant et solidement inachevé dernier roman, Le Roi pâle, dont le
projet risqué est de peindre l’ennui dans ses formes les plus compactes,
à travers la mise en réseau polyphonique de personnages qui en ont une expérience quotidienne, profonde, à la
fois intime et pour ainsi dire cosmique, à savoir une poignée d’employés d’un
centre des impôts : c'est fou, c'est drôle, c'est poignant, c'est formidable. Wallace s’est pendu en 2008, à 46 ans, d’où l’inachèvement (relatif)
du Roi pâle, et on attend encore la traduction française d’Infinite Jest, vanté
par tous comme son chef-d’œuvre, bien qu’il ait paru en 1996 (l’année de la
mort de Tesich, qui avait achevé Karoo quelques jours avant de rendre l’âme).
Faire confiance au temps, je suppose…
Il serait sage et surtout utile, pour vos lecteurs, de donner les coordonnées des éditeurs des écrivains susnommés. Donner envie, c'est bien; proposer l'en vie, c'est mieux. Merci. JCL
RépondreSupprimerJ'ai donné la référence du Tesich dans mon précédent billet... Quant à Wallace, la plupart de ses livres sont Au Diable Vauvert.
SupprimerSuicides d'écrivains américains encore jeunes : Wallace, John Kennedy Toole, Tristan Egolf ... L'ironie du sort? M.F.
RépondreSupprimerSon autre recueil de nouvelles, Bref entretiens avec des hommes hideux, est également excellent...
RépondreSupprimerC'est le dernier qui me reste à lire, et je m'en promets bien du plaisir — j'attends d'être en fonds pour me l'offrir...
Supprimer---> Brief Interview with Hideous Men est disponible au format pdf gratuitement sur le site de The Paris Review.
RépondreSupprimertrès contente, d'une part, de retrouver votre trace - perdue depuis la fin des Idées heureuses - pour pouvoir continuer à profiter de vos conseils de lecture (John Muir, Hans Jenny Jahn) mais pas que..
d'autre part de trouver sous votre clavier le nom de Steve Tesich, dont je me demandais quoi penser du Karoo. du coup, je sais. merci !
Je ne lis hélas pas couramment l'anglais…
Supprimer(Re)bienvenue sur mes terres, chère Nana (si je peux me permettre).