mardi 9 décembre 2008

Et je continue à ne pas comprendre




Si, du moins, on pouvait se persuader que le temps n’existe pas, qu’il n’y a aucune différence entre une minute et plusieurs heures, entre un jour et trois cents jours, et qu’on est ainsi de plain-pied partout ! Ce qui fait tant souffrir, c’est la limite succédant toujours à la limite.
Notre âme captive dans un étroit espace n’en sort que pour être enfermée dans un autre espace non moins exigu, de manière que toute la vie n’est qu’une série de cachots étouffants désignés par les noms des diverses fractions de la durée, jusqu’à la mort qui sera, dit-on, l’élargissement définitif. Nous avons beau faire, il n’y a pas moyen d’échapper à cette illusion d’une captivité inévitable constituée successivement par toutes les phases de notre vie qui est elle-même une illusion. C’est la plus dure contrainte pour des créatures formées à la ressemblance d’un Dieu immuable et éternel.




Un de mes amis, un de mes frères vient de mourir. Il est élargi, celui-là. Il sait maintenant, depuis une heure, qu’il n’y a pas d’heures, que toutes les heures ou minutes ne sont absolument rien que des invitations, passagères autant que la foudre, à l’incompréhensible éternité.
Mais moi qui souffre de sa mort et pour qui les heures de souffrance paraissent avoir une durée infinie, je ne le sais pas, je ne le vois pas. Je ne vois pas même que la chère image, retenue en vain par toutes les énergies de mon cœur et de ma pensée, s’éloignent de moi comme les arbres du chemin s’éloignent du voyageur. La voilà déjà presque indistincte et s’effaçant de plus en plus. J’essaie de comprendre ce que me dit la Liturgie, à savoir que “la vie n’est pas ôtée, mais changée”, et que par conséquent, l’adieu qui me fut si cruel n’était qu’un au revoir dans une maison nouvelle qui est à deux pas de mon seuil. Seulement je mesure ces deux pas avec le myriamètre qui me sert à mesurer le temps de ma douleur et je continue à ne pas comprendre.


Léon Bloy, Méditations d’un solitaire en 1916, XXII



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