mercredi 17 septembre 2014

"En finir avec l'infini"



L’ouvrage de Sir Wilford Stanley Gilmore était assez volumineux, soit plus de deux mille pages, et l’éditeur, dans un court avant-propos — de façon plutôt inhabituelle —, au lieu d’exprimer, comme c’était l’usage, sa gratitude envers toutes les personnes qui, par leur soutien, avaient rendu la publication de cet ouvrage possible, ou de recommander vivement la lecture de l’œuvre de ce savant peut-être encore méconnu du grand public, au lieu de cela, il s’insurgeait, sur un ton particulièrement véhément, contre les critiques potentielles des futurs lecteurs, pour qui partager l’ouvrage en deux volumes aurait rendu la lecture plus facile, plus confortable, l’objet plus élégant, et la violence de sa diatribe, dénuée d’explications et par ailleurs totalement injustifiée, tout comme le style abrupt et la grossièreté ahurissante du ton employé (l’auteur avait émaillé son texte de “bordel”, “enfoirés”, “connards”) donnait franchement l’impression que le rédacteur de cet avant-propos n’était pas une personne extérieure, mais l’auteur lui-même […] 


Les près de deux mille pages du livre, imprimées sur papier “pelure d’oignon”, étaient presque entièrement recouvertes de chiffres arabes […] imprimés en caractères microscopiques […], tous les nombres se succédaient selon un ordre linéaire progressif, jusqu’aux millions, aux milliards, aux billions, avec une exactitude et une précision terrifiantes, sans omettre, sans sauter le moindre nombre, le moindre chiffre, jusqu’au […] DERNIER NOMBRE, et c’est ici que l’auteur dévoilait pleinement sa pensée révolutionnaire, le plus grand nombre existant dans la réalité, car la réalité est finie, annonçait-il au lecteur aussi épuisé qu’interloqué, l’infini n’est qu’une construction fondée sur d’ingénieuses abstractions et sur la nature de la conscience humaine […], qui, étant incapable d’appréhender cette grandeur, réelle mais insaisissable, la perçoit comme infinie, et, pour elle, bien entendu, l’infini perçu et l’infini ne font qu’un, alors que cela n’a rien à voir avec la réalité de l’infini, et seules des constructions abstraites issues de théories émises par des mathématiciens dégénérés et malfaisants, qui préfèrent s’adonner au jeu plutôt qu’à la recherche de la réalité, osent énoncer des phrases du genre : à tout nombre, aussi grand soit-il, il existe un nombre plus grand que lui, et voilà, pour eux c’est amplement suffisant, voilà la preuve irréfutable de l’infini, autrement dit, la réfutation de la thèse développée dans cet ouvrage, et du travail de toute une vie, la sienne, mais pas du tout […], ce n’était qu’une construction, dont la validité ne pouvait être ni découverte ni démontrée dans la réalité, pour la simple et bonne raison que la réalité ne connaissait pas les nombres infinis, ne connaissait pas la quantité infinie, du point de vue de la réalité, la quantité infinie n’existait pas, car la réalité n’existait que dans un domaine exclusivement fini, sans quoi l’existence elle-même, la réalité elle-même, seraient impossibles, la réalité était donc de nature objective, résumait un peu sommairement Sir Gilmore, et tant qu’il existerait des choses il y aurait entre elles une distance conceptuelle, et tant que ce type de distance entre deux choses existerait dans la réalité, une réalité que moi, je ne nie pas puisqu’elle elle est la seule dont je reconnaisse l’existence, puisque seule la réalité existe, donc, tant qu’il existera une distance entre deux choses dans la réalité, même entre les plus infimes parties de la matière, tant qu’il y aura une distance entre deux particules, deux éléments, deux dieux, deux oiseaux, deux pétales de fleurs, deux soupirs, deux tirs de fusil, deux caresses, énonçait Gilmore, le monde et l’univers seront : finis, et non infinis, car l’infini — et Sir Gilmore d’entamer ici la dernière phrase de son ouvrage — ne pourrait exister que dans un seul cas, s’il existait deux choses, deux éléments, deux particules, s’il existait deux dieux, deux oiseaux, deux pétales de fleurs, s’il existait deux soupirs, deux tirs de fusil, deux caresses, sans rien, sans aucune distance entre eux, tel et le seul et unique cas où nous pourrions parler d’infini, si cette distance n’existait pas. 

L. Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac…, p. 132-142







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire