mardi 16 septembre 2014
Tout semblait normal
"Tout était normal, et tout semblait normal dans le monastère. Rien ne venait altérer le silence du kondô, dehors, la fumée au parfum de santal serpentait lentement depuis l’encensoir. Le Bouddha lui-même, qui avait été jadis sculpté dans du bois précieux de kashi et ne dépassait pas la taille d’un enfant, se tenait immobile, bien à l’abri dans sa boîte en bois richement dorée, à l’extérieur comme à l’intérieur, placée au centre de l’autel ; un mince panneau de bois la fermait à l’arrière tandis que les trois autres côtés avaient été finement sculptés à jour, afin d’y laisser pénétrer quelque lumière, le rendre un tant soit peu visible, et enfin lui permettre de prendre connaissance du monde lorsqu’un fidèle cherchait à capter son regard. Il n’avait pas bougé et n’avait pas changé, cela faisait exactement mille ans qu’il se tenait à la même place, au même endroit, au centre précis de la boîte en bois doré, d’une sûreté inviolable, et il se tenait impassible, dans le même costume, figé dans la même posture majestueuse, et rien dans son port de tête, dans son célèbre et beau regard n’avait changé au cours de ces mille années : il y avait dans sa tristesse une délicatesse poignante, une grandeur inexprimable, alors qu’il détournait ostensiblement son visage du monde. On racontait que s’il tournait la tête, c’était pour regarder derrière lui, regarder un moine nommé Eikan, dont les paroles étaient si belles que le Bouddha avait souhaité voir celui qui parlait ainsi. La réalité était radicalement différente, et il suffisait de le voir une seule fois pour savoir : s’il avait détourné son beau regard, c’était pour ne pas être obligé de voir, ne pas être obligé de regarder, ne pas être obligé de remarquer, s’étendant devant lui dans trois directions : ce monde pourri."
László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau (2003), p. 49-50
(éd. Cambourakis, 2010, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly)
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